Du confort technico-pédagogique numérique et de son détournement subreptice

Confort

La notion de confort en matière de pédagogie avec le numérique est très complexe et difficile à définir. D’abord par ce qu’elle est éminemment personnelle, chacun voyant du confort ou de l’inconfort dans une multitude de petites choses, parfois indicibles, qui interagissent les unes avec les autres… Ensuite parce qu’un certain nombre de gens dans ce milieu, à commencer par les marchands, ont tendance, parce qu’ils savent, eux, à vous expliquer ce que doit être pour vous, le vrai confort.

Reposez-vous, braves gens, on pense pour vous.

C’est d’ailleurs très tendance, en ce moment, ça, de penser pour ceux qui mettent en œuvre la pédagogie (1). Sur Éducatice, tout récemment, il était de bon ton dans les stands de vous expliquer que tel ou tel matériel, telle ou telle ressource avaient justement été conçus pour répondre précisément aux besoins des enseignants, lesquels avaient été consultés pour ce faire. Évidemment. À voir ce qui est parfois proposé, on se demande bien quel enseignant tordu a pu demander de ce genre de choses… J’y reviens.

Un de mes éminents aînés — s’il me lit, il se reconnaîtra aisément — parlait, lui, de confort technico-pédagogique. Il définissait ainsi un certain nombre de fonctionnalités techniques en capacité supposée de fournir des éléments de confort à la majorité de ceux qui voulaient s’engager dans une pédagogie rénovée par le numérique. On peut les lister aisément :

  • une connectivité directe, rapide et permanente au réseau local et à l’Internet, avec authentification pour l’accès aux dossiers partagés, personnels ou à certaines ressources  ;
  • des machines ou périphériques disponibles, en nombre suffisant, fonctionnels, maintenus et administrés ;
  • des ressources locales ou en ligne adaptées, interopérables et granulaires.

À ce socle technique de base, il proposait logiquement d’ajouter de l’accompagnement humain local, des espaces d’aide et d’échange en ligne et de la formation, de telle façon à ne laisser personne sur le bord du chemin. C’était il y a largement plus de dix ans et ce n’était pas révolutionnaire… Loin de là. Juste raisonnable.

Plus de dix ans après, le grand plan…

Voilà donc qu’on nous annonce un énième plan qui n’est pas un plan mais qui s’annonce comme tel, si je sais bien lire. Moi, ce que j’en ai compris, ce que d’autres ont compris avec moi, ce dont il était question dans les travées d’Éducatice, c’est d’une arrivée massive de tablettes numériques à destination des élèves de la classe de cinquième, en 2016. Je n’ai pas rêvé, non.

Je n’aime pas les tablettes. Je n’aime pas les outils en général. Je n’ai rien contre eux en particulier mais je supporte difficilement que le débat sur l’opportunité du numérique éducatif, de l’engagement numérique de l’école, du déploiement des pratiques innovantes qu’il induit, soit confisqué au profit de la mise en œuvre supposée d’un outillage à l’obsolescence programmée.

Mais bon, ça peut toujours servir.

De quoi parlait-on à Éducatice, dans les allées, sur les tables rondes organisées à ce sujet ? De l’opportunité de les scolariser, figurez-vous. Vous ne me croyez pas ? Lisez donc cet article sur le magazine Ludovia.

Je n’ai pas assisté à ces tables rondes. J’ai même refusé de répondre à cette question de la scolarisation qui me paraissait pour le moins absconse et qu’on m’a posée par ailleurs. Une question inutile. Et absconse. Mais, à relire les comptes rendus qu’on a faits de ces rencontres, j’ai l’impression qu’on attend toujours la réponse…

TabletteQu’appelle-t-on scolarisation des tablettes ?

Il n’y a strictement aucune différence entre la tablette antique kazakhe ci-contre et une tablette numérique scolarisée. Ici, on peut toucher le travail d’un graveur nestorien, là, on pourra accéder à une ressource didactisée, sécurisée et fermée que nous aura bichonnée amoureusement un éditeur scolaire.

Et ne rien pouvoir faire d’autre.

Pour votre bien, le bien des professeurs. Parce que vous l’avez demandé. Pour votre sécurité. Pour votre confort. 

J’avais déjà rappelé, dans un billet récent (2) tout ce que le numérique devait au réseau et à l’Internet J’ai dit aussi pourquoi imaginer, comme le font certains en ce moment, de se passer du mode connecté est une erreur grave. J’ai rappelé les enjeux éducatifs relatifs au lien, au partage, aux échanges, à la publication, à la conversation, à l’argumentation, à la socialisation… des pratiques pédagogiques en ligne. J’ai dit aussi, dans d’autres billets dont celui-ci avec un titre qui me plaît bien (3), pourquoi une sécurisation exagérée des interfaces était un non-sens éducatif, en ce qu’elle impose de la sécurité sans négociation ni compréhension, sans non plus la responsabilité et la prise en compte du risque.

Le risque zéro n’existe pas et il n’y a rien de pire que de n’être pas préparé à avoir les bons réflexes face à ce qu’on ne peut ou veut pas voir.

Et pourtant, c’est ce que préparent les marchands de tablettes en collaboration avec les éditeurs : des boîtes sécurisées, fermées, bourrées de ressources soigneusement choisies pour leur absence d’ouverture et d’interopérabilité. Une manière assez classique finalement de se constituer une clientèle captive et fidèle. Ces tablettes sont peut-être connectables — à quoi ? — mais ce n’est pas l’essentiel.

Cerise sur le gâteau : à l’exception de quelques rares perles, j’ai l’impression que le catalogue des ressources, déjà vendu plusieurs fois, sera d’une grande pauvreté. J’ai un peu l’habitude, voyez-vous.

Un de mes lecteurs, Florian Garand, me passe à l’instant le mot suivant qu’il m’autorise à reproduire ici :

« Je n’ai pas pu résister à l’envie d’aller faire un tour au salon Éducatice. Qu’ai-je vu ? beaucoup de matériel “sécurisé”, “fermé” avec des canevas d’exerciseurs prêts à l’emploi pour “faciliter la tâche” des enseignants. Ah bon ? est-ce ça l’avantage d’une tablette ? Fermer le système et faire des exerciseurs ? »

Comprenez-vous mieux pourquoi je refusais de répondre à cette histoire de scolarisation des tablettes ? Parce que c’est une absurdité éducative, une grosse bêtise, tout simplement. A-t-on jamais imaginé de scolariser les ordinateurs ? Et les smartphones des élèves ? Si je peux concevoir qu’on utilise un logiciel de management, supervision ou monitoring qui peut avoir des applications pédagogiques fort utiles, si je peux comprendre qu’on installe un dispositif de protection des mineurs pour l’accès à Internet (quoique !), comme pour les ordinateurs du réseau local, sécuriser et scolariser davantage serait, je le répète, une grave erreur à portée historique.

Une erreur qui aurait, par ailleurs et contrairement à ce que pensent d’aucuns, pour conséquence d’être cause supplémentaire d’inconfort technico-pédagogique pour les enseignants, dont la liberté aura été entravée.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : biké et dalbera via photopin cc

1. Lettre ouverte à ceux qui s’autorisent à penser… le numérique éducatif https://www.culture-numerique.fr/?p=1901

2. Le numérique à l’école, c’est d’abord du lien et de l’humain avant d’être de l’outillage ou du codage ! https://www.culture-numerique.fr/?p=2122

3. Sécurité : taisez-vous, on vous protège ! https://www.culture-numerique.fr/?p=468

[cite]

Posté dans Billets d'humeur
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3 commentaires pour “Du confort technico-pédagogique numérique et de son détournement subreptice
  1. @flo_lafouch dit :

    Oui, les tablettes vont devenir des ENT, rebelotte… Finalement nous sommes aussi bons qu’Apple, Kindle ou Google en termes de jardins fermés…

  2. Odile Chenevez dit :

    Ah Michel ! Heureusement que tu veilles. Entièrement d’accord avec toi : la peur bloque l’intelligence. Mieux vaudrait utiliser une bibliothèque de livres en papier qu’une boîte numérique fermée, tellement c’est un leurre. Cela revient à dire aux élèves : « Ce qu’il y a dans cette boîte c’est sûr, c’est la vérité, surtout ne vous posez pas de questions, ne cherchez pas à questionner, ingérez ! » Au secours Piaget, Freinet and co !

  3. Bonjour Michel,

    comment ne pas être d’accord et comprendre ce que tu décris !
    Je retrouve, au travers de ce billet un ensemble de choses que j’ai abordé très timidement, refroidi par les mises en garde successives sur le sujet. Mais un droit de parole existe et, dans un magazine que tu cites en référence : Ludomag (http://www.ludovia.com/2014/10/fait-dequiper-les-eleves-netait-pas-complique-cela/), j’ai pris position sur le bilan d’une démarche personnelle. Je ne savais pas à cette époque que cela déclencherait une vague d’équipement massif (humour !).

    Difficile en effet d’accepter la complexité des solutions proposées et leur inefficacité patente, alors qu’elles nous sont présentées comme des éléments de progrès. A ce titre, on ne les présente jamais réellement comme des pôles d’hypersécurisation, mais bien comme des éléments de facilitation de la vie des enseignants qui seront rassurés d’une part, mais surtout épaulés dans un monde de technologie qu’ils ne maîtrisent pas. Il paraît…

    Pour ma part, et pour revenir à cette notion de confort dans un domaine qui nous parle plus, j’admets volontiers que l’apport du numérique, et pour être encore plus proche de mon quotidien mobile, de la tablette, procure un réel confort. Non pas au sens où l’on pourrait l’entendre comme un facilitateur de tâche, mais comme un accélérateur de compétences. En l’occurence permettre de chercher au coeur de la situation les éléments pouvant répondre à un besoin, une demande, sans être accaparé par d’autres tâches qui, si elles font partie de la pédagogie, n’en sont pas la valeur suprême. J’estime que la posture de l’enseignant peut changer dans la mesure où la substitution par le numérique a fait place à la transformation des pratiques. j’en tiens pour argument ce dernier billet, http://www.ludovia.com/2014/11/reflexions-fonction-du-numerique-leducation/, pour lequel je me suis appliqué à pointer ce qui me semble essentiel à l’heure actuelle.

    Pour moi cette notion de confort se traduit bien dans la facilitation de transmettre un savoir, dans une organisation pédagogique plus autonome et rationnelle, qui n’implique pas, malgré tout, l’obligation de faire allégeance au dieu des octets, mais bien de savoir s’en accommoder et reconnaître son utilité, voir parfois son côté incontournable (oui, je le pense, car il m’est arrivé de vouloir faire sans, à qualité équivalente, et me planter !)

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