Oui, bien sûr, les élèves vont vérifier ce que disent leurs professeurs !

Cahier

Éric Sadin est jeune. À quarante-trois ans, on est jeune. Éric Sadin est philosophe et écrivain, il signe un certain nombre d’ouvrages dont on me dit qu’ils apportent un nouveau regard plutôt clairvoyant sur les évolutions de la société numérique. Il signe régulièrement des tribunes à ce sujet dans Libération qui le qualifie de « penseur augmenté ».

Mais Éric Sadin a peur

Ce penseur signe tout récemment une tribune dans ce journal où il fustige « L’ineptie des tablettes numériques au collège ». Il y a beaucoup à dire sur le contenu de l’article — j’y reviens — mais attardons-nous un instant sur ce titre. C’est, pour commencer, un propos particulièrement désagréable, voire insultant : tous les professeurs qui utilisent avec profit aujourd’hui, quotidiennement, des tablettes en classe avec leurs élèves apprécieront ! Par ailleurs, si le plan numérique gouvernemental pour l’école est critiquable — je ne me suis pas privé de le faire, pour ma part, en disant qu’il était tardif, opaque, illisible et presque surréaliste (1) —, il n’est certainement pas inepte !

Éric Sadin a très peur. À la première lecture de sa tribune, on se demande si on n’est pas en train de lire Le Gorafi tant les phrases caricaturales sont pléthore. Il faut plusieurs lectures avec les yeux écarquillés pour comprendre qu’il s’agit bien de premier degré. Je cite :

« On peut supposer que de jeunes adolescents […] se laisseront griser par la possibilité d’accéder durant les cours à leurs sites favoris. »

« Il est probable que la dimension éminemment séductrice de la tablette et l’apparence d’objectivité revêtue par l’information en ligne imposeront leur propre régime de vérité, au détriment de la parole de l’enseignant, nécessairement empreinte d’irrégularités, de moments de doutes, de contradictions. »

« L’élève se trouve affecté d’un sentiment de toute-puissance qui l’encourage prioritairement à réagir plutôt qu’à intégrer la pleine portée des propos exposés durant un cours. »

« C’est encore le temps passé devant les écrans qui devrait s’amplifier, dont l’impact sur la santé est régulièrement confirmé par de nombreuses études qui témoignent d’effets sur l’obésité, de troubles psychiques et d’addiction, d’une réduction de l’espérance de vie. »

Cerise sur le gâteau :

« A-t-on pensé au réseau des libraires en France que cette décision va contribuer à davantage fragiliser ? »

Il y en a plein d’autres du même tonneau qui témoignent de la peur panique de leur auteur. Où est passée la raison là-dedans ? Entre lieux communs, affirmations sans fondement, rapports pseudo-scientifiques non sourcés, suppositions hasardeuses et amalgames, on est particulièrement gâté. Je ne vais pas commenter dans son intégralité ce journal intime effrayé, je n’en ai pas le courage. En revanche, je souhaite m’arrêter sur ce qui me semble constituer une forme moderne de l’obscurantisme :

« Peut-on imaginer un professeur énoncer un fait, et qu’un élève aille aussitôt “vérifier” l’assertion, le reprenant “preuve à l’appui” ? Sa crédibilité et sa figure d’autorité s’en trouveraient aussitôt délégitimées aux yeux de tous. »

Je ne sais pas pour vous, mais, moi, je l’imagine très bien

Je suis même certain que ça arrivera très vite. J’en suis d’autant plus certain que c’est déjà le cas, sur les bancs de la plupart des amphithéâtres de nos universités. C’est aussi le cas évidemment sur les genoux de la plupart des élèves de lycée qui vérifient sur Wikipédia ce que leur raconte leur professeur d’histoire ou de sciences de la vie et de la Terre… en  toute discrétion bien sûr, quand ils ne le font pas à la demande de leur professeur soi-même.

Je vous avais rapporté, il y a un moment déjà, fin 2011 (2), comment un professeur s’interrogeait « Faut-il interdire les ordinateurs en salle de cours ? » et s’étonnait « Je développe un point de mon cours. Un étudiant lève le doigt, très poliment, et explique, très calmement, que, cinq ans auparavant, dans un article, j’écrivais le contraire de ce que je dis maintenant. » puis « Quelques quarts d’heures plus tard, je développe une autre idée. Un deuxième étudiant demande la parole. Il apporte des informations inédites pour renforcer le point de cours que j’étais en train de développer. ». Il conclut : « Est-ce bien ? Est-ce mal ? ».

Un questionnement et une attitude plutôt ouverte et bienveillante qui contrastent avec les haut-le-cœur outragés de notre philosophe. Depuis, ce professeur a sans aucun doute tiré le plus grand profit, comme il le subodorait déjà, de l’apport critique de ses étudiants. En tout cas, c’est une attitude qui se généralise, ne serait-ce que parce que les ordinateurs, comme les tablettes, ne sont pas seulement, comme le pense Éric Sadin, des outils qui permettent de consulter le web ou « de se laisser griser à accéder à ses sites favoris » mais aussi de remarquables outils pour saisir des notes de ce qui a été dit ou contredit en cours ou de collaborer en ligne.

De fait, Éric Sadin exprime une là douleur qui est largement partagée, en particulier par de nombreux professeurs. Ces derniers ne peuvent imaginer devoir être privés, par l’émergence d’un numérique qui met la connaissance dans la poche des élèves, de leur « primauté symbolique », comme dit notre philosophe, comme « origine du savoir », comme si ce savoir était dispensé sans que l’élève ait jamais participé à sa construction. C’est tout de même un sentiment curieux.

Bien sûr que le numérique, via l’Internet et ses multiples ressources, change tout et, notamment, les modèles immémoriaux de transmission des connaissances et de construction des savoirs. Bien sûr que la posture du maître s’en trouve déstabilisée, contraignant ce dernier à descendre de son piédestal jusque dans l’arène. Bien sûr que les missions du professeur changent, car il s’agit maintenant de susciter le désir d’apprendre, d’organiser l’acquisition des connaissances, de contribuer à l’éclairage et à la mise en contexte de ces dernières, de créer les conditions de la construction de nouveaux savoirs et de l’acquisition de nouvelles compétences… et bien d’autres activités fort intéressantes.

Et contrairement à ce que pense Éric Sadin, ces mutations sont très loin d’être dévalorisantes. Mieux, le rôle du maître dans la classe s’en trouve renforcé car il est seul à pouvoir créer les conditions de l’activité créative des élèves, les contraignant à agir, à interagir et non à « réagir » comme Éric Sadin le fantasme.

Pour en revenir à la question initiale angoissée, oui, les élèves pourront vérifier ce que leur diront leurs professeurs. Bien sûr, il y aura des méthodes à acquérir pour ce faire, des conventions à négocier, des responsabilités à renforcer, une autonomie à amplifier. Mais le renforcement et la confirmation comme l’infirmation des connaissances apportées par quiconque, maître ou élèves, seront évidemment des contributions positives à leur acquisition durable.

Il va falloir s’y faire, c’est comme ça, même si je comprends que cela soit difficile d’enseigner de manière radicalement différente de celle dont on a été enseigné soi-même.

Accordons in fine à Éric Sadin d’avoir, en conclusion, posé de bonnes questions :

« Jusqu’à quand et jusqu’où allons-nous accepter que quelques milliers de personnes dans le monde, principalement composées de dirigeants de groupes économiques et d’ingénieurs, infléchissent le cours individuel et collectif de nos existences, sans que des oppositions, des digues juridiques, ou des contre-pouvoirs ne se dressent ? Il s’agit d’un combat politique et citoyen majeur de notre temps. »

Il a infiniment raison. Il convient en effet de se protéger et de protéger les jeunes, les élèves, notre école, de ces marchands ou de ces lobbys qui s’immiscent dans notre intimité, qui spéculent sur nos données personnelles, qui tentent par tous les moyens de nous rendre dépendants de leurs systèmes, de leurs formats, de leurs applications.

Mais il convient de même de se protéger de ces réactionnaires effrayés et grognons qui sont incapables de concevoir une évolution raisonnée de l’école et de ses missions, au moment où chaque jeune accède à toutes les connaissances du Monde et à l’unique opportunité d’exercer enfin son droit entier à une libre expression.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : NickiFall via photopin cc

  1. Un énième plan numérique pour l’école tardif, opaque, illisible et presque surréaliste https://www.culture-numerique.fr/?p=2074
  2. Terminaux numériques personnels en classe ? Chiche ! https://www.culture-numerique.fr/?p=78

[cite]

Posté dans Billets d'humeur
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8 commentaires pour “Oui, bien sûr, les élèves vont vérifier ce que disent leurs professeurs !
  1. AlexMoat dit :

    Vos deux derniers paragraphes résument bien les deux écueils entre lesquels nous, analystes, et avec nous nos concitoyens, devons naviguer : se garder de l’omnipotence des GAFA (Google, etc.), mais sans tomber dans des discours simplistes et qui n’apportent pas grand’chose.

    Je lis en ce moment Morozov : il nous garde des GAFA, certes, mais je suis consterné de la vacuité de son propos.

    Autrement dit, savoir garder un certain recul face au premier groupe (votre avant-dernier paragraphe), mais pas avec les arguments (?) développés par le second groupe (votre dernier paragraphe).

    Avoir une position balancée, ça devient difficile de nos jours !

    PS : Quant à Sadin, que je ne connaissais pas, vous auriez pu aussi pointer sot titre : je ne suis pas sûr qu’on emploie « ineptie » à propos d’objets – pour des idées, des propos, oui.

  2. Jean-Luc R. dit :

    Eric Sadin dans Libération (octobre 2013) : http://www.liberation.fr/economie/2013/10/27/vie-connectee-l-age-de-l-intuition-technologique_942727

    Question : Faut-il, à l’ère numérique, une éducation nouvelle ?

    Réponse : C’est évident. Sans forcément apprendre à coder, nous devons assimiler le langage des machines et savoir ce qui passe dans la boîte noire des systèmes. Où vont les données ? Qu’est-ce qu’un algorithme ? Comment fonctionne le back-office ? Il est fascinant de constater que plus l’interface homme-machine se simplifie, plus l’ergonomie devient fluide, plus la machinerie qui se cache derrière l’écran devient complexe et insondable. Dans ces immenses lieux de mémorisation des comportements que sont les data-centers [centres de stockage de données, ndlr], c’est le règne de l’opacité, et le citoyen est totalement absent. Or, c’est par la connaissance des choses que nous resterons libres de nos choix face cette nouvelle forme de souveraineté technologique. C’est l’apprentissage d’une conscience active à l’égard de notre environnement numérique qui devrait être enseigné dès maintenant à l’école.

    • Oui, Jean-Luc, j’avais lu cela et n’y trouvais pas grand chose à redire. C’est une vision un peu étroite mais raisonnée de l’éducation au/avec/par le numérique que j’agrée.

      Depuis, ce billet, que tu as eu la gentillesse de me signaler, témoigne d’un désarroi profond, très loin de la raison…

  3. Jean-Luc R. dit :

    Il faut le lire et ne pas s’arrêter à quelques tribunes. Son nouvel ouvrage est publié en mars et il sera sans aucun doute invité dans des colloques et conférences. C’est aussi le moment de rencontrer Eric Sadin. A noter qu’il enseigne.

  4. Exit le côté brut de l’analyse, si l’auteur se place dans l’optique de faire remonter un réception d’un monde qui n’est pas celui que nous côtoyons, empreints de numérique au quotidien, je ne suis pas surpris de la teneur de l’analyse…
    C’est bien sous cette forme qu’est retranscrite parfois l’inquiétude de la majorité des enseignants face à la découverte du potentiel du numérique. Un potentiel qui leur a échappé et qui se présente a eux, générant envie et frustration…
    Quant au côté parents. Ils se battent et se démènent tout en acquiesçant (parfois de fait) pour que la technologie de fasse pas de leurs adolescents en pleine crise des êtres sans pensée personnelle, objets manipulés autant qu’eux les manipulent. Un même verbe pour des actions très differentes…
    C’est donc cette fameuse culture numérique dont nous avons débattu fin août qui est interrogée. Et dans un contexte brut, voilà ce qu’il peut en ressortir, entre envolées lyriques et critiques posées.
    Rien d’inquiétant, si ce n’est une parole de masse qui se diffuse. Finalement non, c’est inquiétant…

  5. deuzeffe dit :

    Bonjour Michel,

    Depuis le temps que nous nous connaissons, tu sais mes idées sur « le numérique dans l’enseignement », cela va sans dire, mais mieux en le disant. Dans l’arène, tout en bas de l’amphi., j’y étais encore ce matin. J’y suis souvent. Et faisant peu confiance à ma piètre mémoire, c’est *moi* qui demande à mes étudiants d’aller chercher (dans wikipedia, le plus souvent) les éléments dont ils ont besoin et dont je ne me souviens plus. Et je fais pire, tu t’en doutes : en réaction à une collégialité « réactionnaire », j’incite mes étudiants à utiliser le plus possible le numérique, en cours ou en TD. C’est peut-être pour ça qu’ils m’aiment bien ^^.

    La bise et un gros merci pour tout ce que tu fais.

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