Exercer sa liberté d’expression, ça doit s’apprendre aussi à l’école

Lettres patentes du roi

Il en va du numérique et de ses enjeux comme de beaucoup d’autres sujets : ceux qui en parlent avec pertinence ne sont jamais les premiers à se précipiter sur le microphone. Pendant que le microcosme idéologico-politique s’agite en sous-main autour de l’enseignement du code, brandissant frénétiquement les syllogismes et les arguties les plus éculées, obligeant même un ministre de l’Éducation à se positionner sur le sujet alors qu’à l’évidence, c’est bien la dernière de ses préoccupations, d’autres, nous allons le voir, de manière plus discrète, rappellent patiemment quels sont les enjeux pour la société.

Tenez, par exemple : Internet et le numérique ont permis aujourd’hui à presque tous, à chaque citoyen, d’exercer enfin ce droit, hier réservé à quelques-uns, d’avoir son opinion et de pouvoir l’exprimer publiquement. Ce n’est pas la première fois (1) que j’évoque ce choc culturel, cet incroyable bouleversement qui modifie en profondeur la médiation et les modes de transmission des savoirs et des connaissances. Les médias et l’école ne sont pas près de s’en remettre.

Le droit à l’expression, une liberté fondamentale

Vous le savez, cette dernière nous a été léguée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789. Depuis cette date, elle n’a subi que des attaques venues de toutes parts et, encore très récemment — je franchis allègrement plus de deux siècles —, les puissances économiques et politiques s’emploient, jour après jour, au-delà des limites déjà fixées en France par la loi, à la démanteler et à la réduire à peau de chagrin — se reporter, pour ceux qui en doutent, au débat en cours, au Parlement, sur le blocage administratif de sites supposément illicites, et, ce, sans intervention de la justice.

Revenons à ceux dont j’avais dit en préambule qu’ils se préoccupent de l’essentiel. Benjamin Bayart, sur son blogue, note d’abord que l’article 11 de la Déclaration de 1789 définit un droit mais ne permet pas à chaque citoyen de saisir la justice du fait qu’il soit privé de cette liberté fondamentale. Il propose ensuite, pour répondre à ce besoin au moment où le numérique élargit cette liberté à tous, d’en protéger le complet exercice par une proposition de loi, à insérer dans le Code pénal, au livre II, titre II, chapitre VI, section 8, intitulée « De l’atteinte à la liberté d’expression »,  que vous trouverez ci-dessous :

« Article L 226-33

Le fait de porter atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté d’accéder à l’information, en dehors de l’application d’une décision de justice contradictoire devenue définitive, est puni de 5 ans de prison et de 500 000 euros d’amende.

Lorsque l’atteinte est commise dans le cadre d’une prestation de service, par un intermédiaire technique dont l’activité concourt normalement à l’exercice de cette liberté, l’amende est portée à 5 000 000 d’euros.

Article L 226-34

Les personnes morales déclarées responsables pénalement, dans les conditions prévues par l’article 121-2, des infractions définies à la présente section encourent, outre l’amende suivant les modalités prévues par l’article 131-38 :

1°) L’interdiction, à titre définitif ou pour une durée de cinq ans au plus, d’exercer directement ou indirectement l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise ;

2°) L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée, dans les conditions prévues par l’article 131-35. »

Comment ça se passe pour les enfants ? Les élèves ?

Les premiers disposent d’un joli document fort bien fait appelé « Convention relative aux droits de l’enfant » qui date de 1989 et qui, concernant leurs droits à s’exprimer, énonce :

« L’enfant est libre d’exprimer des opinions et a le droit de donner son avis sur des questions qui ont une incidence sur sa vie sociale, économique, religieuse, culturelle et politique. »

On sait bien ce qu’il en est de ces grands principes qui valent beaucoup pour ceux qui les énoncent et moins pour ceux que ça concerne. Dans les faits, on dénie très souvent à l’enfant de donner son avis, sous quelque forme que ce soit, oralement ou, par écrit, en ligne par exemple, quand ça peut déranger. La CNIL elle-même, sous prétexte de protéger leur vie privée, concept qui n’a strictement aucun sens pour les enfants, leur recommande de ne rien dire de leurs opinions politiques ou de leurs convictions religieuses, même éloignées de tout prosélytisme.

Une chose est certaine : donner son opinion expose à être contredit. Et c’est bien la meilleure et la plus enrichissante des choses qui soit ! Voilà à quoi devrait encourager une institution comme la CNIL dont une des missions est de veiller au respect des droits en ligne.

Les élèves, à l’école, n’ont que des obligations et si peu de droits… même si nombreux sont ceux, parmi les adultes qui les encadrent, à déployer des efforts pour leur en concéder quelques-uns voire leur confier quelques responsabilités — voir en particulier l’excellent commentaire à propos de mon dernier billet (2) sur la vie lycéenne et le regret que je formulais qu’on ne s’attache pas à promouvoir la démocratie collégienne.

Les élèves ont à l’école le droit d’être éduqués… et c’est déjà beaucoup, pensent tout bas malheureusement encore de nombreux éducateurs ou disent même les pseudo-philosophes.

D’une manière générale, pour le second degré, le code de l’éducation, dans son article R 511-1, précise :

« Les modalités d’exercice des libertés d’information, d’expression et de réunion dont disposent les élèves des établissements publics locaux d’enseignement, des établissements d’État d’enseignement du second degré relevant du ministre chargé de l’éducation et des établissements d’enseignement du second degré relevant des communes ou des départements, ainsi que les obligations qui leur sont applicables, sont déterminées par le règlement intérieur de l’établissement. »

Les lycéens ont un peu plus de chance, ce dont ils ne sont en général pas informés : ils ont obtenu, depuis 1991, que soit inscrites dans le code de l’éducation, des dispositions précises censées leur garantir des droits, dont la liberté d’expression :

 « Sous-section 1 – Liberté d’expression

Article R. 511-6

Le chef d’établissement et le conseil d’administration veillent, en collaboration avec le conseil des délégués pour la vie lycéenne, à ce que la liberté d’expression dont les élèves disposent individuellement et collectivement s’exerce dans les conditions définies par l’article L. 511-2.

Article R. 511-7

Afin de permettre l’exercice de la liberté d’expression dans les lycées, le chef d’établissement veille à ce que des panneaux d’affichage et, si possible, un local soient mis à la disposition des délégués des élèves, du conseil des délégués pour la vie lycéenne et, le cas échéant, des associations d’élèves.

Article R. 511-8

Les publications rédigées par des lycéens peuvent être librement diffusées dans l’établissement.
Toutefois, au cas où certains écrits présenteraient un caractère injurieux ou diffamatoire, ou en cas d’atteinte grave aux droits d’autrui ou à l’ordre public, le chef d’établissement peut suspendre ou interdire la diffusion de la publication dans l’établissement ; il en informe le conseil d’administration. Cette décision est notifiée aux élèves intéressés ou, à défaut, fait l’objet d’un affichage. »

Plusieurs remarques sont à faire à ce sujet. Tout d’abord, ces droits ne sont que rarement respectés. Quelquefois même, les règlements intérieurs des lycées, pourtant dûment visés par la hiérarchie départementale ou académique, sont en contradiction avec ces textes du code de l’éducation — voir deux de mes récents billets (3). Par ailleurs, le fonctionnement même, généralement moribond, de la vie lycéenne ne permet pas que les élèves soient bien informés de leurs droits. Enfin, les dispositions ci-dessus, ne correspondent plus du tout aux pratiques numériques massives des jeunes lycéens adolescents et à la manière dont ils s’expriment en ligne.

Enseigner l’exercice du droit à publier et à s’exprimer

Comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, encore tout récemment (4) à propos de la réécriture du socle commun, publier devrait être compris maintenant comme une compétence fondamentale de l’école, à l’égal de lire, écrire ou compter. Je n’ai d’ailleurs pas été le seul à faire avancer cette idée car j’ai lu, sous la plume de représentants syndicaux des professeurs, des propositions similaires :

« L’élève apprend à s’exprimer, à créer des contenus, à publier et à contribuer en ligne. Il développe une culture numérique en exerçant sa liberté d’expression et en confrontant ses opinions, son travail et ses créations à un auditoire universel. »

Il s’agit là d’un enjeu de taille pour l’école, qui ne sera vraiment refondée qu’en prenant en compte cette nouvelle approche de l’enseignement, empreinte d’éducation à l’information et aux médias. Ceux qui rédigent le socle commun de connaissances, de compétences et de culture et les programmes disciplinaires doivent intégrer cette nouvelle dimension : publier, contribuer, donner son opinion, échanger des arguments doit s’apprendre à l’école. Les codes de ces nouveaux apprentissages doivent être compris, des règles doivent être construites, de même que les droits et obligations afférents.

Il est nécessaire de rappeler, douze ans après les faits, que de jeunes élèves de collège ont été très sévèrement sanctionnés — des exclusions illico, dans la plupart des cas — pour avoir abusé de leur liberté d’expression sur des blogues alors que personne, au sein même du système éducatif, n’avait pris auparavant l’initiative de leur préciser les limites de cette liberté ni de leur dire leurs droits et leurs obligations en ce domaine ! Plus jamais ça !

Si l’école fait ce qu’il convient de faire pour s’adapter, pourquoi douter alors de la capacité des élèves, à commencer par les plus grands, les lycéens, à bien intégrer, dans l’exercice de cette liberté offerte à tous, les obligations légales liées à la publication et aux limites de la liberté d’expression ? Oui, pourquoi ce doute et cette méfiance a priori, cette absence totale de considération, qui imprègnent les textes actuels ?

Réécrire le code de l’éducation

Il devient donc indispensable, en 2014, à l’heure du numérique, de réécrire tous ces textes inadaptés et obsolètes, de les dépoussiérer, de les préciser, de les augmenter, à la lumière des nouvelles pratiques d’expression en ligne et de la proposition de Benjamin Bayart, pour garantir cette liberté fondamentale.

Ces nouveaux textes à construire doivent élargir et renforcer les droits des écoliers et des collégiens à s’exprimer, notamment en ligne, tout en précisant bien leurs obligations. De même, au lycée, les élèves doivent maintenant pouvoir bénéficier des mêmes droits et obligations que les adultes. Enfin, ces lycéens devraient pouvoir saisir l’autorité administrative si d’aventure on avait tenté de les priver de certaines de leurs libertés.

Concernant les publications lycéennes, les notions de publications internes ou de panneaux d’affichage n’ont plus guère de sens et toutes les publications, individuelles ou collectives, devraient pouvoir bénéficier des dispositions idoines, au sens de la loi de 1881 sur la presse, et être ainsi disponibles dans l’espace public. À titre dérogatoire, et selon certaines conditions à préciser et notamment l’accord des parents, un élève mineur pourrait prendre la direction d’une publication et en assumer la responsabilité éditoriale.

Une première bonne idée serait, par exemple, d’offrir, sous le seul contrôle et l’entière responsabilité des élus de la vie lycéenne, un espace autonome d’expression sur le site web public du lycée. Une deuxième pourrait être d’autoriser la création de comptes publics sur les réseaux sociaux. Une troisième pourrait être que l’animation en ligne de la communauté lycéenne sur ces réseaux soit confiée à un élu de la vie lycéenne…

Je ne suis pas spécialiste du droit et de l’écriture des textes administratifs mais je suis preneur de toutes les bonnes idées pour ce faire. J’en appelle à tous mes lecteurs compétents à ce sujet et attends leurs excellentes suggestions.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Wikipédia

1.  Éloge de la médiocrité… https://www.culture-numerique.fr/?p=26
Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un cadre https://www.culture-numerique.fr/?p=487
Chacun doit pouvoir faire des fautes d’orthographe sur Internet… https://www.culture-numerique.fr/?p=235

2. Engagez-vous, rengagez-vous, qu’ils disaient ! https://www.culture-numerique.fr/?p=1217

3. Petit florilège d’extraits rigolos (ou pas) de règlements intérieurs de lycées https://www.culture-numerique.fr/?p=222
Engagez-vous, rengagez-vous, qu’ils disaient ! https://www.culture-numerique.fr/?p=1217

4. Socle : tous les élèves doivent savoir publier https://www.culture-numerique.fr/?p=843

 

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Un commentaire pour “Exercer sa liberté d’expression, ça doit s’apprendre aussi à l’école
  1. Jean Féret dit :

    Tout à fait d’accord!

    Et je peux apporter un témoignage.

    Nous avons un conseil municipal des enfants dans notre ville. 4 élus par école élémentaire, si possible de 2 de CM1 et 2 de CM2. 2lus pour 2 ans, renouvelés par moitié.
    Les électeurs sont les élèves de CE2, CM1 et CM2. Les élections ont lieu pendant la même semaine que celles pour les parents d’élèves.
    Il y a 5 écoles élémentaires, donc 20 élus.

    Le CME dispose d’un petit budget, de l’ordre de 5000 euros, mais il peut aussi soumettre à l’avis des « grands » une idée qui entraine dans des dépenses plus importantes.

    Eh bien j’ai des difficultés avec les écoles. Car les élus du CME ont eu des idées pour les écoles et cela crée des frictions jusqu’au conseil d’école où les enseignants expliquent, hors ordre du jour, qu’ils ne sont au courant de rien et qu’ayant déjà un conseil de délégués, le CME de la ville n’a pas à intervenir dans le fonctionnement des écoles…. communales.

    Autour du CME, nous avons aussi les parents des enfants élus, à qui nous faisons aussi découvrir comment fonctionne une commune. Ils sont forcément concernés par les débats et les sollicitions à avis et idées pour le CME. Nous arrivons à en entrainer dans nos visites devenues régulières au parlement, au sénat, à la cérémonie de l’Arc de Triomphe avec nos anciens combattants, … Et bien sûr ils participent à nos commémorations avec leurs écharpes.

    Mais, l’école reste un donjon qui se défend contre l’intrusion de cette vie sociale, voire politique.

    C’est dommage.

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