25 ans plus tard… ou « de l’impossibilité de généraliser l’innovation à l’École »

Ce billet est un billet « invité ». Jean-Louis Schaff, qui se présente comme un vieux consultant grognon, me fait l’honneur d’une petite visite ici-même. Bienvenue à lui car je partage nombre de ses questionnements.


J’ai déjà eu l’occasion d’écrire qu’on ne devrait pas vieillir… 

J’aimerais revenir sur une question qui a toujours hanté mes pratiques de consultant ou de formateur et qu’un ami qui se reconnaîtra  résume ainsi « comment expérimenter la généralisation plutôt que de généraliser les expérimentations ? ». Force est de constater que depuis une siècle, l’innovation, ou si on ne veut pas utiliser ce terme, de nouvelles formes de pratiques professionnelles ont toujours eu du mal à se diffuser dans l’Institution scolaire (pédagogie Freinet, etc.). Il en est de même avec toutes celles que le développement de l’utilisation de l’informatique permet de redécouvrir, de renouveler et  d‘enrichir.

Il est donc possible qu’il y ait des freins à ces transformations, à ces mises à jour.

Au CNED, il y a 20 ans nous observions déjà la sortie d’élèves des lycées classiques. Leurs parents (souvent des CSP+ du milieu de la culture) s’étant eux-mêmes beaucoup ennuyés au lycée, leur avaient proposé un « mix » CNED + activités organisées par eux-mêmes (stage sur des plateaux de télé, expo, etc.). Pour comprendre, nous les avions réunis, ainsi que leurs enfants, et aucun ne semblait regretter ce choix, bien au contraire. Tous reconnaissaient aussi que leur statut professionnel rendait possible une telle ingénierie et qu’elle était probablement difficile à généraliser.

Le lycée est construit sur la base d’un modèle, celui des collèges jésuites mis en place au milieu du 16e siècle. Ses inconvénients sont connus de tous ses usagers. Une étude thermodynamique montrerait un faible ratio énergie introduite dans le système/apprentissages. Nous verrons plus loin qu’en faisant ce constat, ce ne sont pas les acteurs du système que nous visons, mais le système dont ils ont hérité et dans lequel ils s’épuisent. Mais un système qu’il convient d’interroger rapidement : les élèves s’ennuient, les enseignants s’y épuisent. Sans parler de ceux d’entre-eux qui en tombent malade ou mettent fin à leur jour.

Les tentatives de correction ont et auront des effets marginaux. Nous en faisons le constat chaque année : réforme du lycée en cours. Quelques curseurs bougent, avec des résultats sans commune mesure avec l’énergie extraordinaire dépensée par les équipes pour mettre en oeuvre les réformes successives.

Michel Serres nous interroge sur la possibilité que nos civilisations soient en train de vivre notre troisième révolution (la première a suivi l’invention de l’écriture, la seconde celle de l’imprimerie). Cette troisième modification du rapport message/support ne nécessitera pas seulement que l’École s’adapte aux marges (en mettant des roulettes sous les chaises ou les tables), mais probablement que ce que nous appelons l’École change radicalement.

Les collectivités vont devoir se demander si elles financeront encore des « hôtels scolaires » et si oui, quels services devront y être proposés demain. Les financeurs vont rapidement avoir à justifier le coût exorbitant des dispositifs actuels : un lycée de centre ville avec 35 divisions coûte au contribuable entre 12 et 15 millions d’euros chaque année. 

Ce qui est dramatique est l’absence quasi totale de R&D. Nous ne finançons pas de modèles alternatifs. En comptant large la FESPI (fédération des établissements scolaires publics innovants) compte 15 établissements « différents ». Et tous ne sont pas des EPLE au sens réglementaire. Ni même innovants… Même pas un par académie. On aurait presque l’impression que l’Institution ne souhaite pas préparer demain. Même si une dynamique récente des chercheurs vient aujourd’hui l’irriguer et la nourrir. Mais du dehors. 

Michel Serres s’interrogeait sur l’intérêt de poursuivre ce modèle concentrationnaire (le terme est de lui) : concentration des enseignants/élèves, au même moment, dans un même lieu. François Taddei appelle à un « blend » plus efficace. Et, comme pour la classe inversée, il va falloir rechercher ce qui justifie les moments ensemble (synchrones) dans une salle. Que fait-on qui justifie de s’être déplacés et d’être ensemble : interactions, remédiations, développement de « soft skills » difficiles à travailler à distance ? Et inversement, proposer d’autres activités, différentes à réaliser seul ou en groupe à d’autres moments et d’autres lieux. Enfin une école « ouverte » ?

Ludovia « concentre » aussi, chaque année, les « édugeeks ». Que les enseignants à l’aise avec le numérique aient plaisir à se retrouver au sein de différentes communautés, dans une proximité avec le groupe de « gourous » inspirant est compréhensible. Mais cet événement n’est-il pas l’arbre qui sert aux institutions (État et collectivités) à cacher la forêt.

Pourquoi ne passe t-on pas à l’échelle ?

Peut-on passer à l’échelle sans remettre en cause le cadre et le replacer par d’autres, plus adaptée à la 3e révolution ? Tesla aurait-il pu réussir si plutôt que de partir d’une « page blanche ». S’il s’était contenté de conserver le « cadre » des véhicules thermiques, avait enlevé le moteur et le réservoir pour les remplacer par des batteries et des moteurs électriques ? Les constructeurs traditionnels de véhicules (écoles traditionnelles) auraient-ils accélérer leur transition au véhicule électrique si Tesla n’avait pas existé ?

Qui créera le Tesla de l’Ecole ? Google ou un autre des grands acteurs du numérique investira t-il ce champ, comme Xavier Niel l’a fait avec l’École 42 ?

Faut-il le souhaiter ?

Faut-il attendre qu’il le fasse pour ensuite lui reprocher de l’avoir fait ? Comme nous reprochons aujourd’hui à Google son succès sans nous interroger sur les raisons qui font qu’aucun poids lourd du numérique n’est européen. Et que les entreprises de la Silicon valley accueillent des dizaines de milliers de cadres européens que les entreprises du vieux continent n’ont pas su séduire ?

Nous avons perdu la bataille du numérique du matériel. Nous ne construisons plus d’ordinateurs. Nous avons perdu la bataille des services. 365 et Google Suite structureront les offres numériques de demain. 

Peut-être pouvons-nous encore gagner quelques batailles des usages de ces matériels et ces services ?

Michel Serres nous rappelle que les clercs, à l’époque de l’invention de l’imprimerie ont très mal vécu la remise en cause de leur rôle d’intermédiateur. Les fidèles, pour autant qu’ils sachent lire, grâce au livre (le support), pouvaient accéder directement au message. Ne serait-ce pas ce qui se passe aujourd’hui ? L’interdiction du smartphone (le nouveau support) n’étant qu’un moyen (provisoire) de retarder le moment où les fidèles pourraient apprendre de manière autonome. Ou a minima sans besoin que quelqu’un ne leur délivre ou ne s’interpose entre lui et le savoir.

Les nouveaux clercs d’une Église certes laïque ne se trouvent-ils pas aujourd’hui menacés dans leur identité même ? Cette menace, et la difficulté du plus grand nombre à la dépasser ne peut-elle expliquer la difficulté du plus grand nombre à changer de posture ?

Le numérique n’entre à l’Ecole que tant qu’il ne la remet pas directement en cause : Vidéoprojecteur, ENT, manuels numériques. 

Il est possible que la construction identitaire à l’aise dans un cadre fabriqué à une époque où cette identité n’était pas contestée et le cadre lui-même soient auto-bloquants. Un peu comme les pavés d’une allée. Il est donc probablement illusoire de penser que l’ensemble des clercs pourra modifier sa posture et ses pratiques à l’intérieur même de l’Église (au sens institutionnel), et au sens du bâtiment/église où s’exercent leurs pratiques.

Les efforts entrepris de l’intérieur n’auront d’effets qu’aux marges. Les « edugeeks », leurs sponsors (DAN, DNE), lors de leurs moments de pèlerinage (Ludovia) n’ont d’autre effet que de retarder le moment (pourtant urgent), de faire le deuil de la possibilité d’une innovation (au sens d’une mise en adéquation) généralisée. Les acteurs de l’interne, notamment son encadrement le pourront t-ils, le voudraient-ils ? Il faudrait un formidable élan de la société en faveur d’un changement radical, une confiance à tous les niveaux pour renouveler le modèle. Or aujourd’hui, notre société n’a plus confiance dans son École. Elle semble ne plus rien en attendre.

Ou, comme pour l’École 42, ou l’arrivée du véhicule électrique, faudra t-il attendre une initiative externe. Au risque que celle-ci n’accélère l’ubérisation du système. Que restera t-il de l’École publique après que les Google ou encore Tesla de l’éducation auront développé des offres alternatives plus efficientes, mieux marketées, et probablement moins coûteuses ?

Jean-Louis Schaff @Jlschaff
Vieux consultant, ancien directeur du développement du CNED, ancien DAN de Poitiers, grognon.

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Crédit photo de tête : Jean-Louis Schaff, Traversées, Poitiers, Kimsooja, Bottari Truck Migrateurs octobre 2019

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Un commentaire pour “25 ans plus tard… ou « de l’impossibilité de généraliser l’innovation à l’École »
  1. ariana2828leroux dit :

    Bonjour
    Je suis de celle qui pense que les enfants d’aujourd’hui dispose d’un grand avantage sur l’éducation numérique, pas comme nous avant.
    meilleur taux

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