Pauvre numérique, si mal compris de tous, en particulier dans le système éducatif ! Les médias mettent en effet tout leur cœur à diffuser un discours rebattu et convenu, sous influence des lobbys tout puissants dans la place, discours relayé parfois par l’institution elle-même, ignorante et sous l’influence elle-même d’une communication politique cacophonique. Il en découle que le numérique est régulièrement pris en otage par ceux qui n’y comprennent goutte ou, plus grave !, par ceux encore qui n’ont d’autre but que de faire progresser leur petite affaire, que leurs buts soient mercantiles ou idéologiques. Du lobbying, vous dis-je, avec des méthodes similaires dans les deux cas…
Le numérique confondu avec ses outils ou ses technologies
Interrogez, pour voir, des enseignants à propos de l’émergence du numérique, des conséquences sur leur pratique professionnelle, et on vous répondra généralement, la bouche en cœur, que ça ne marche pas faute de tablettes, d’ordinateurs ou d’Internet ou [mettez ici n’importe quel outil numérique, cela importe peu]… ou qu’on n’a pas été formé donc qu’il n’est pas question de s’en servir (sic) ou encore [mettez ici l’une des dix raisons d’y échapper que j’avais listées il y a plus de deux ans déjà (1)]…
Entendre ça d’un professeur débutant est presque compréhensible tant sa formation initiale l’a tenu éloigné de ces considérations — quand va-t-on se préoccuper enfin de ce qui se passe, c’est-à-dire pas grand chose à ce sujet, dans les ESPE ? —, mais entendre ça d’un professeur déjà rompu à la réflexion pédagogique et à l’innovation ne laisse pas d’étonner. À y réfléchir, et pour l’excuser quelque peu, c’est aussi le même discours qui est tenu par les élites de l’institution elle-même ou hors cette dernière, par les politiques ou les fonctionnaires des collectivités territoriales.
On peut vous répondre aussi, ce qui revient strictement au même, qu’on « fait du numérique » parce qu’on propose des cours ou des vidéos en ligne, ou qu’on se sert du tableau numérique… ou des tablettes, au choix, ou encore qu’on fait des recherches sur Internet… peu importe !
Il importe peu, en effet. Qu’on se serve ou pas des outils ou technologies numériques n’a que de faibles conséquences sur la transformation numérique de l’enseignement comme sur celle de l’école en général. Non, l’école ne changera pas, ne change pas avec le numérique, comme le propose fort justement le slogan de la DNE, parce qu’on installe çà et là des tablettes ou parce qu’on ouvre un portail de ressources en ligne. Par exemple.
Le dogme grand-guignolesque du code
Vous connaissez mon sentiment à ce sujet (2, 3), je vais pourtant y revenir…
Je vous avais déjà raconté comment Alice Antheaume avait interrogé la ministre Axelle Lemaire à propos de l’enseignement du code alors que cette dernière semblait avoir pris conscience des enjeux et n’en parlait déjà plus (4). Récemment, à Bayonne, Louise Tourret interrogeait Milad Doueihi : la culture numérique est-elle réellement entrée à l’école ? Merveilleux sujet choisi là par les organisateurs d’Eidos64 ! Après avoir curieusement oublié de demander à ce chercheur pourquoi l’expression « culture numérique » était absente du socle ou des programmes, la journaliste a osé, dès sa troisième question : « Et le code ? », mêlant d’ailleurs sans vergogne « codage » et « programmation » ! Quel risque fou !
Moins convenu, ce n’est pas possible, les médias débordant de considérations hasardeuses autant que stupides sur le code, nouveau langage du nouveau millénaire ! Plus décalé, c’était difficile aussi tant le code et son apprentissage, même s’ils sont à coup sûr partie prenante de la culture numérique, n’en constituent certes pas le noyau ou la partie essentielle. C’est d’ailleurs ce qu’a répondu, Milad Doueihi, très intelligemment.
Mais on a vu pire depuis !
"Il faut apprendre à coder le + tôt possible : je suis pour le PHP à l'école primaire" @mazaic @BlaBlaCar #DSFemploi pic.twitter.com/RAqUsNcFrE
— Delphine Cuny (@DelphineCuny) February 3, 2016
Delphine Cuny nous rapporte là les paroles récentes et stupéfiantes d’un entrepreneur de la « French Tech », Fred Mazzella, qui dirige une jeune et dynamique entreprise. Ce tweet a été retweeté 27 fois et aimé 28 fois. Il a reçu aussi de nombreuses critiques :
.@DelphineCuny @mazaic @BlaBlaCar Et pourquoi pas la mécanique ? Ou la cuisine ? Ou la comptabilité ? C'est bien la comptabilité aussi.
— Steven Le Rouzic (@steven_lr) February 4, 2016
@DelphineCuny @dr_l_alexandre @mazaic @BlaBlaCar Sans doute, le parangon de la fausse bonne idée…
— Dr Palatan Michael (@mika04091971) February 4, 2016
Comment dire ? Les mots me manquent…
Dans quel état est tombé ce pays qui voit ses chefs d’entreprise faire des propositions aussi ineptes ? Comment méconnaître à ce point l’école et les enjeux de l’éducation, à l’heure du numérique ? Comment ne pas comprendre qu’il est plus important, mille fois plus important, de former aujourd’hui de jeunes citoyens sachant lire, écrire et parler le français, compter, sauter, lancer, courir, dessiner, fabriquer, observer… vivre ensemble, surtout vivre ensemble ?
Et, s’il reste un peu de temps, à l’école ou en atelier périscolaire, pourquoi pas ? programmer… ou décoder mais pas coder — coder quoi ? pour quoi faire ? pour former à sept ou huit ans de jeunes développeurs web ?
Et que dire du choix invraisemblable de ce langage de programmation professionnel mais abscons, habituellement utilisé pour afficher des pages web dynamiques ? Trop, c’est trop. Tout cela n’a aucun rapport avec le numérique, strictement aucun. C’est juste du cirque et du grand-guignol dont il est aisé de deviner qui en sont les tristes artisans lobbyistes.
Le numérique, c’est de la culture et rien d’autre
Vous n’avez pas terminé de m’entendre le répéter. Rassurez-vous, je ne vais pas vous redire un à un les arguments d’un billet récent (5) mais tout de même, je vous encourage, si vous en trouvez le temps, à relire ce billet en référence. Sa lecture vous prendra peu de temps. Et, tant que vous y êtes, tentez de lire aussi mon camarade Jean-Paul Moiraud qui, sur son blogue, ne cesse de crier, un peu dans le vide regrette-t-il, que la transformation numérique atteint d’abord les temps et les espaces et qu’elle change aussi notablement les postures et les gestes professionnels et qu’il convient de s’y attarder et de comprendre ce qui se passe…
Ne serait-ce que pour vous convaincre que le numérique n’est ni son outillage seul, ni ses technologies seules, ni la science informatique seule et encore moins la programmation, non rien de tout ça, mais un changement fondamental de paradigme culturel et social.
Voilà, c’est dit.
Et si nos élites voulaient bien cesser de nous rouler dans la farine avec certaines doxas, d’une part, cesser d’autre part d’évoquer le numérique comme un outil ou de le confondre avec ses outils ou ses technologies, ce serait encore mieux.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit image par « derivative work » : — Lasse Havelund (p) (t) [Domaine public], de Wikimedia Commons
- Profs débutants : 10 bonnes raisons d’échapper au numérique https://www.culture-numerique.fr/?p=238
- Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant le code ! le code ! le code !… https://www.culture-numerique.fr/?p=634
- Apprendre à exercer sa liberté d’expression ou apprendre à coder ? https://www.culture-numerique.fr/?p=153
- Chic ! Axelle Lemaire vient de comprendre les vrais enjeux du numérique à l’école https://www.culture-numerique.fr/?p=1844
- Dis, papa, le numérique, c’est quoi l’idée ? https://www.culture-numerique.fr/?p=4595
[cite]
C’est amusant, Guy Pouzard dit la même chose en 1997, dans une vidéo sur le numérique à l’école publiée par le CRDP de POitiers d’alors…
Comme quoi, les refrains sont plus faciles à retenir que les couplets
Hé hé, je n’ai pas trop les moyens d’une parole originale… On est tous plus ou mois formaté par des lectures, des rencontres, des échanges… Vive Pouzard !
Ce qu’il (Guy Pouzard, que je salue) disait à l’époque, dans une tribune qui lui a permis de compter ses amis, c’est que le problème de l’informatique à l’Ecole n’était pas l’informatique …
En 1997, qui pouvait penser que l’Internet serait devenu ce qu’il est, un machin hypercentralisé (le web) dans lequel circule la connaissance… ? Pouzard, comme moi à l’époque, ne connaissait que l’informatique qui a commencé à s’appeler multimédia à cause des mickeys clignotants…
Je ne regrette rien de cette époque, non plus que le début des années 90…
Quant à l’école, Pouzard avait raison, bien sûr, le problème de l’école c’est la transformation du système et des acteurs, pas l’informatique ou le numérique (dans son acception commune, qui s’arrête à l’outil).
Merci Jean-François.
Et pourtant il prônait à l’époque l’enseignement du HTML… à l’école
J’ai appris le langage BASIC lorsque j’étais écolier (non pas à l’école bien sûr mais à côté). Je ne suis pas devenu programmeur pour autant mais cela m’a permis de comprendre les algorithmes bien mieux sans doute qu’à travers un cours théorique et cela m’a énormément apporté pour ma compréhension du monde d’aujourd’hui. Ne faut-il pas, quand même, appuyer l’apprentissage sur du concret comme un langage quel qu’il soit ?
Oui le numérique est un changement fondamental, mais insidieux presque sournois de paradigme culturel et social et peu de gens semblent se préoccuper du phénomène. Oui, l’école doit former de jeunes citoyens, leur apprendre avant tout à vivre ensemble, mais aussi à lire, écrire, parler, compter, fabriquer, sauter, observer . . .
Mais l’omniprésence du numérique, les changements sociaux et culturels qu’il entraîne forcent tout de même une réflexion sur l’adaptation de l’école à cette nouvelle société. Le sujet d’un nouveau billet . . . je l’espère
Merci Ninon de ta visite. Tes commentaires sont toujours bienvenus.
Quant au nouveau billet que tu espères, il est loin d’être abouti. Franchement, je ne sais pas trop comment faire. Pour le moment.