2015, la grande galère du pionnier du numérique éducatif

Rameurs

De retour de Lille où l’aimable Ghislain Dominé m’avait invité à débattre, sur un barcamp organisé à l’atelier Canopé local, du fait de savoir si le livre numérique était un objet — un produit comme disait le représentant des éditeurs présent — ou un service, comme les mêmes éditeurs rêvent de nous l’imposer, je retire de mes rencontres ce jour-là la conviction qu’en 2015, il semble beaucoup plus difficile et compliqué de s’engager dans le numérique éducatif qu’il y a dix ou même vingt ans.

Mais alors beaucoup plus difficile ! Au jour le jour, dans les écoles et établissements, c’est une vraie galère. Du coup, je comprends mieux le renoncement et les bras baissés de nombre de professeurs confrontés à ces grandes difficultés.

Quelles sont-elles ?

Nombreuses et multiples, elles proviennent, pour l’essentiel, nous allons le voir, des efforts conjugués des services académiques et des collectivités.

Tous les collègues que j’ai pu rencontrer à Lille — attention ! le lieu n’est pas particulier, c’est la même chose partout en France — m’ont raconté la même histoire. Aucun doute ne peut être permis quant à leur engagement résolu voire enthousiaste, leur volonté d’innover et d’avancer, de mettre en œuvre une pédagogie en accord avec leur temps. Tous ou presque, identifiés le plus souvent comme référents numériques, sont en première ligne dans les écoles, collèges et les lycées pour accompagner les collègues, conseiller les chefs d’établissement, veiller aux nouveautés, tisser le lien nécessaire avec les services des collectivités et académiques ou les autres référents dans les établissements voisins.

La censure massive

Au premier rang des problèmes majeurs, on trouve de manière récurrente la censure massive, stupide, systématique, quasi paranoïaque. On m’a raconté à ce sujet des histoires incroyables, plus folles les unes que les autres. Bien sûr, il y a les coups de ciseaux donnés, de manière presque ordinaire, sans y penser, pour empêcher l’accès des élèves à leurs réseaux sociaux favoris, qui n’ont d’autre effet que de les encourager à outrepasser le filtrage ou à utiliser leurs propres smartphones. Cette censure particulière a pour effet premier d’empêcher même les professeurs volontaires, dont nombre de documentalistes, de travailler à éduquer les élèves aux médias ou même à construire avec eux leur identité numérique.

Mais cette censure va plus loin encore puisque, de ci, de là, sans que l’on puisse agir localement pour tourner les boutons et l’annihiler, elle interdit même l’accès à certains services pédagogiques ou administratifs académiques ou nationaux. À titre d’exemple, le nouveau service ViaEduc, nouveau réseau social des enseignants, mis en place à titre expérimental par le ministère, voit parfois son accès impossible. J’ai pu l’observer de mes yeux.

On ne compte plus les bridages, les censures, les interdictions, les filtrages décidés le plus souvent contre les usages pédagogiques. Soyons clair : ça suffit ! On peut relire ce précédent billet pour un éclairage complémentaire (1).

La volonté de régulation (et de pouvoir ?)

Les exemples sont pléthore. Nombre de collectivités se sont engagées dans des stratégies d’équipement massif, sans aucune concertation parfois avec les services académiques. Il s’agit de doter les élèves, car c’est la mode, de tablettes numériques ou d’ordinateurs portables.

Il s’avère alors que ces machines souffrent de très nombreux défauts qui les rendent inutilisables, à commencer par un poids très important dû aux protections métalliques ou plastiques dont elles sont pourvues pour éviter les chocs et une lenteur désespérante dont on ne sait trop la cause (Wi-Fi inefficace, puissance trop faible, mémoire insuffisante ?).

Par ailleurs, les élèves ne sont pas administrateurs de ces machines, ce qui est normal, mais les professeurs non plus. Les référents numériques non plus d’ailleurs. Personne, en fait. Comme si l’école fonctionnait à l’identique d’une entreprise, on a décidé en haut lieu que ce travail serait pris en charge, selon les cas, par une entreprise spécialisée ou par un service des DSI académiques ou des collectivités. Pour installer, par exemple, une application pédagogique sur sa machine comme sur celle de ses élèves, un professeur doit formuler une demande argumentée à un guichet unique qui prend note et… fournit une réponse, après évaluation du véritable besoin pédagogique (sic) et de la faisabilité technique, dans un délai de… plusieurs semaines. Au mieux.

Je caricature ? Non. On m’a raconté des histoires terribles dont je vous épargne la triste narration qui aboutissent à ce que des machines fort coûteuses restent des mois dans des placards faute de pouvoir simplement être utilisées. L’autre conséquence, j’y reviens, est le découragement général et le désengagement des professeurs, parfois définitif. Et ça, c’est terrible.

Quand il s’agit des collectivités locales qui débutent dans ce métier et doivent se construire cette nécessaire culture numérique de l’accompagnement pédagogique, il est difficile de leur reprocher quoi que ce soit. À leur décharge, elles sont généralement mal conseillées et parfois même trompées par les entreprises à qui elles ont confié ce travail d’infogérance et qui s’avèrent incapables d’adapter leurs méthodes au monde si particulier de l’éducation.

Quand il s’agit des services académiques, ces dysfonctionnements sont moins excusables. Même s’ils ont eux aussi des progrès considérables à faire pour comprendre comment ça se passe du côté de la pédagogie et de ses besoins si spécifiques et si curieux, ils s’avèrent incapables le plus souvent de se mettre au service de cette dernière, tellement ils sont habitués à ce que tout le monde soit au leur.

Comment faire ?

C’est l’ensemble du logiciel — justement ! — qu’il faut changer. Il convient de renforcer d’abord puis de garantir l’autonomie et la responsabilité des professeurs et, notamment, des référents numériques, en charge de l’accompagnement local, vertus qui doivent devenir la règle absolue du pilotage, tant en matière de filtrage raisonné de l’Internet qu’en matière d’administration des machines et des choix pédagogiques associés. La liberté pédagogique ne doit pas s’arrêter quand la pédagogie numérique commence.

Il convient surtout que tout le monde en prenne conscience, tant du côté de l’école et des services académiques que du côté des collectivités territoriales et de leurs partenaires commerciaux. Histoire de donner l’opportunité aux derniers pionniers du numérique éducatif, car le vivier se renouvelle alors qu’on le croyait tari, de mettre en œuvre l’innovation dont ils sont porteurs.

Ce sera une première étape. Pour réussir l’école numérique, les suivantes devront s’attaquer d’une part au fonctionnement même, l’hyper-verticalité atavique, d’autre part à la restauration de la confiance qui va de pair avec la maîtrise de la peur, toujours omniprésente.

Michel Guillou @michelguillou

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Photo par Koch, Eric / Anefo [CC BY-SA 3.0 nl], via Wikimedia Commons

1. Chronique de la censure ordinaire en milieu éducatif https://www.culture-numerique.fr/?p=933

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3 commentaires pour “2015, la grande galère du pionnier du numérique éducatif
  1. Christian dit :

    Petite anecdote personnelle…

    mon collège, dont je suis «personne ressource» (quelle gloire) dispose d’une salle informatique d’une trentaine de postes. Postes victimes régulièrement d’incivilités voir de petits vandalismes.

    La disposition initiale ne permettait plus vraiment une surveillance efficace nécessitée par l’évolution du public moins respectueuse que par le passé. Soit, il fallait modifier cette salle, en profiter pour la recâbler proprement, etc. Rendez-vous pris avec les services du CG qui accepte les travaux… et IMPOSE le plan de salle, promptement validé par le chef d’établissement malgré mon opposition farouche.

    Résultat : une salle encore moins «surveillable» que précédemment pas du tout pratique pour les enseignants, avec encore plus de postes en panne malgré une utilisation qui a chuté de 50%

    Merci le CG dont les compétences pédagogiques sont ainsi mise en évidence.

  2. Pinkowski dit :

    Mon bon Michel Guillou, je te remercie pour cette description édulcorée de la situation.
    Joli bilan effectivement au mérite indéniable de bousculer doucement le lecteur concerné.
    Un paramètre négligé dans ce texte cependant : l’origine des financements. Il s’agit bien d’argent public dépensé de manière déraisonné, confié à des responsables qui bien boulonnés à leur siège sont tout aussi imperméables à ces évidences qui se dénoncent un peu partout.
    Mais suis-je bête, il est vrai qu’un utilisateur n’y comprend rien à tout ça ! Un utilisateur, au passage c’est un « prof »… Oui. Un modèle chahuté qui ferait bien d’être pris en compte une bonne fois pour toute.
    Sache mon cher Michel qu’aujourd’hui, sur mon secteur, aucun enseignant n’en peut mettre en pratique sereinement les formations pédagogiques et numériques dispensées, juste à cause de ce que tu décris, et aussi à cause de responsables dépassés par l’éducation et la formation.

  3. Marie-Odile Morandi dit :

    Bonjour

    Produit : résultat d’une production, donc biens et services = ensemble des produits.

    Livre numérique : bien ou service, il faut faire une distinction concernant la présence ou nom de verrous numériques https://linuxfr.org/news/livre-papier-livre-numerique-tva-et-drm

    Tout le reste n’est que désolation et hélas, chacun peut y aller de son vécu.
    les bonnes solutions existent, mais depuis longtemps, on demande à leurs promoteurs de se taire, voire on les fait disparaître.

    Amicalement
    Amicalement

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