Terminaux numériques personnels en classe ? Chiche !

La loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite loi « Grenelle 2 » a modifié le code de l’éducation, dans son article L511-5 :

« Dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges, l’utilisation durant toute activité d’enseignement et dans les lieux prévus par le règlement intérieur, par un élève, d’un téléphone mobile est interdite. »

SONY DSCOn notera, au-delà de sa syntaxe très curieuse, que cet article a été ajouté à la loi suite à un amendement déposé au Sénat. On notera aussi qu’il s’agit de répondre là à un problème d’environnement, lequel est supposé être pollué par la présence de téléphones mobiles connectés.

On notera enfin que cet article n’interdit pas la possession — les parents, via les associations, crieraient au scandale, eux qui ont offert appareil et abonnement à leurs chérubins pour permettre à ces derniers de les joindre si besoin en cas d’urgence — mais simplement l’utilisation, en classe et dans les locaux prévus par le règlement intérieur.

Dans un article déjà ancien, publié à nouveau sur ce blog en octobre dernier mais datant en fait d’au moins 2 ans, que j’avais intitulé « Les ordiphones, chimères ou couteaux suisses de l’ENT… », j’alertais :

  • la très grande majorité des élèves possèdent des téléphones mobiles (98 % des jeunes de 18/24 ans, 80 % des jeunes de 15 ans, 10 % des moins de 10 ans ! Crédoc, 12-2010) ;
  • ces appareils permettent naturellement de téléphoner mais aussi d’envoyer des textos et donc d’écrire, ce dont les adolescents ne se privent pas (une bonne cinquantaine chaque jour ! Nielsen News, 6-2010) ;
  • la très grande majorité d’entre eux (au moins la moitié mais c’est une proportion qui augmente de jour en jour) permettent d’accéder à l’Internet non filtré et illimité, donc à tout le web et aux réseaux sociaux, à des applications de géolocalisation et de cartographie, à des ressources numériques éducatives via l’ENT ou pas…
  • ces téléphones sont presque tous pourvus d’un appareil photographique de grande qualité et, parfois même, d’une caméra vidéo ;
  • ils peuvent stocker de grandes quantités de documents audio, photo, vidéo, bureautiques ;
  • ils sont dotés d’un agenda et d’un répertoire.

Terminons l’état des lieux : au-delà de la loi, qui concerne les écoles et les collèges, les règlements intérieurs, dans les collèges et lycées, proscrivent généralement l’usage de ces téléphones en classe, bien sûr, mais aussi, selon l’endroit et sa configuration, dans les couloirs, dans les préaux et les cours. Il faut ce qu’il faut !

Quelques extraits à titre d’exemples :

Dans un lycée de Rouen : « L’utilisation du baladeur (audio et/ou vidéo), du téléphone portable et de toute radio-messagerie et télétransmission est strictement interdite dans les locaux du lycée. Elle est toutefois admise à l’extérieur des bâtiments ainsi qu’au foyer. Tous ces appareils doivent être désactivés à l’intérieur des bâtiments. »

Dans un collège près de Bordeaux : « L’utilisation des appareils modernes de communication de quelque type que ce soit est interdite dans l’enceinte du collège, pendant les sorties pédagogiques ainsi que les heures de cours d’EPS, trajet et vestiaire compris, sans autorisation préalable. » 

Un autre collège près du Havre : « Les téléphones portables sont éteints et non visibles. Dans le cas contraire, l’appareil pourra être confisqué et l’élève sera sanctionné. »

Un lycée près de Besançon : « L’usage de tout appareil non nécessaire à l’enseignement (téléphone portable, baladeur, appareil photo, dictaphone, caméra, etc.) est interdit dans les locaux scolaires (salles de cours, salles d’étude, CDI, restaurant scolaire, ateliers de T.P., stade, gymnase, couloirs et escaliers). Ces appareils doivent être déconnectés dans ces lieux. Leur usage est toléré à l’extérieur, dans la « rue », la cafétéria, l’agora, et en salle des personnels, dans le respect des règles de savoir-vivre partagées par l’ensemble des membres de la Communauté Éducative. »

Je vais être très clair : ces positions ne sont plus tenables et pas très sérieuses ! Il n’est définitivement plus possible de considérer ainsi ces outils, baladeurs numériques personnels, téléphones portables ou mobiles, parfois appelés « smartphones » (pour ma part, je préfère les appeler ordiphones, mot qui dit bien ce qu’ils sont), tablettes ou micro-ordinateurs personnels, comme les outils maléfiques d’un grand Satan numérique, définitivement et sans appel exclus des espaces scolaires.

C’est impossible de continuer sur cette voie car le mot « interdiction », celle qui ostracise et bannit sans explications, n’appartient pas au langage de l’éducation.

C’est impossible car ces outils sont en permanence dans les poches ou les mains des jeunes, qu’ils sont le principal moyen pour eux d’accéder à l’information ou à l’actualité (oui, oui, bien devant la télévision et la radio). C’est impossible encore car ces outils sont aussi les compagnons de l’accès des jeunes à la citoyenneté et à la socialisation, les facilitateurs de l’accès aux savoirs, si pléthoriques, confus et magnifiques qu’on puisse les trouver sur Internet…

C’est impossible car, une fois de plus, les jeunes sont montrés du doigt, voir un article précédent, et sont accusés d’être la cause des pires maux de cette société. « Les adolescents deviennent-ils incultes ? » demande par exemple le nouveau site d’info en ligne Quoi pour conclure que, bien évidemment, la réponse est non.

La défiance à l’égard de cette génération, de ce que manipulent les ados et de ce qu’ils peuvent en faire est permanente et récurrente.

J’en veux pour preuve les interrogations, somme toute assez compréhensibles, de certains professeurs, y compris dans les grandes écoles à l’égard des pratiques numériques personnelles de leurs étudiants. Récemment, sur son blog, Pascal Junghans se demandait s’il fallait interdire les ordinateurs des salles de cours :

« C’est, en effet, une impression bizarre de parler, d’enseigner à des jeunes gens qui passent le cours les yeux braqués sur les écrans de leurs machines. Une impression totalement déstabilisante.

Dès mon premier cours, je les ai vu s’installer et aussitôt ouvrir leurs Macbook, leurs Asus et autres PC de poche. Et je me suis demandé « Mais que font-ils pendant que je leur transmets mon savoir ? » Jouent-ils en ligne ? Consultent-ils leurs mails ? Communiquent-ils avec leurs amis par Facebook ou messageries instantanées ? Dorment-ils, cachés derrière leurs appareils ? »

Je vous engage à lire cet excellent article, mesuré et critique. Pascal Junghans conclut, à sa grande surprise, en observant que ses étudiants commentent son cours :

« Un étudiant lève le doigt, très poliment, et explique, très calmement, que, cinq ans auparavant, dans un article, j’écrivais le contraire de ce que je dis maintenant. »

Et de s’interroger : « Est-ce bien ? Est-ce mal ? »…

Cette anecdote montre bien quelle est maintenant la nature même du défi proposé au maître face à son auditoire, la classe, en capacité de comparer le savoir qu’il lui dispense à celui qu’on trouve en ligne, de confronter sa parole, traditionnellement unique et vénérée, à la parole multiple et diverse de bien d’autres, bien présents dans la salle par le truchement de ces machines connectées et de ceux qui en usent.

Les terminaux numériques personnels des élèves, à supposer qu’on leur permette de les utiliser en classe — car, entendons-nous bien, dans mon esprit, il n’est pas imaginable que cette décision, sous la forme habituelle d’une consigne, ne revienne pas in fine au professeur —  renvoient ainsi le maître à sa splendide et immémoriale figure et à sa posture, celle des maîtres des livres qu’on a lus, celle des maîtres qu’on a eus, celle des maîtres dont on a rêvé.

C’est tout ça qui fout le camp, c’est tout ça qui vacille et entraîne les peurs, les vindictes, les oukases et les interdictions.

Hardi, chers collègues, essayons ! Je fais avec vous le pari que vos élèves, à condition de les intéresser autant que de les instruire, vous sauront gré d’avoir ouvert les portes numériques de la classe, d’avoir aussi permis d’accompagner leurs capacités d’accéder à tous les savoirs, de manière construite, critique, méthodique et ordonnée, d’avoir enfin contribué à construire leur citoyenneté.

Chiche !

Michel Guillou @michelguillou

PS : Je ne suis pas sot à ce point. Je sais bien que nos élèves ne bénéficient pas tous encore à titre personnel de ces outils performants ni même de l’éducation aux médias numériques que l’école leur doit. C’est comme d’habitude à cette dernière de jouer son rôle et de tenter de gommer et d’atténuer les inégalités.

[cite]

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Bon, après quelques modifications du code, la une semble reprendre forme humaine :)

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