Tourner autour du pot, esquiver l’essentiel, branler l’accessoire

Pots de verre

C’est ainsi que Céline parlait des intellectuels qu’il ne portait guère dans son cœur… Cette petite phrase piquante s’applique magnifiquement aujourd’hui à bien des pans de l’action politique. On pourrait de même utiliser « tourner autour du pot », « voir par le petit bout de la lorgnette » (1), « regarder le doigt comme un idiot alors que le sage regarde la lune » ou « ne pas voir plus loin que le bout de son nez », parler de « l’arbre qui cache la forêt » ou employer d’autres expressions familières qui toutes décrivent assez bien, en l’occurrence, comment l’art habile de la communication politique a pris le pas sur le sens et l’intérêt communs. C’est le cas, notamment, pour ce qui nous intéresse, en matière de mise en œuvre d’une politique numérique qu’on souhaiterait plus ambitieuse.

École numériqueD’une manière générale, si on veut savoir ce qui se passe pour l’école et le numérique, on a cru pendant un moment naïvement que ça pouvait se passer là, sur le site ad hoc du ministère de l’éducation. Voir ci-contre.

Eh bien, c’est faux, figurez-vous ! Il convient maintenant, sachez-le, de s’adresser directement au cabinet de la Présidence, aux cabinets de certains secrétariats d’État — voir leurs fils Twitter à ce sujet — ou encore aux représentants des lobbys industriels ou idéologiques qui sont souvent au courant mieux que quiconque. Dans ces lieux-là, des gens travaillent à communiquer autour de la stratégie du numérique pour l’école, la vraie, l’unique, car celle qui avait été définie jadis par Vincent Peillon et dont on croyait qu’elle continuait patiemment son bonhomme de chemin, semble n’avoir plus droit de cité.

Vinent Peillon et ceux qu’il avait désignés pour mettre en œuvre sa politique se sont pourtant attardés, eux, sur l’essentiel, un changement de civilisation qui contraint à refonder l’école à l’ère du numérique, qui modifie en conséquence en profondeur les modalités mêmes d’enseignement et de transmission des connaissances et des savoirs, qui contraint à modifier au fond le socle commun et les programmes pour mettre partout la littératie numérique et informationnelle dans la disciplines (2).

Mais c’était sans tenir compte des freins apparus en interne ou de l’influence des lobbys, particulièrement actifs sur ce créneau.

Ainsi, le Conseil supérieur des programmes, qui n’avait préalablement consulté personne à la Direction du numérique pour l’éducation, nous a livré récemment une nouvelle version du socle commun désespérément vide de toute culture numérique (3). Il faudra sans doute encore quelques allers et retours au ministère pour corriger de telles bourdes. Que de temps perdu !

Ainsi, vous le savez, je ne m’y attarderai pas, le lobby de l’informatique, qui a déjà noyauté l’Académie des sciences et le Conseil national du numérique, continue de tirer les ficelles pour imposer, contre toute raison, son enseignement. De leur côté, les lobbyistes de l’industrie, de la culture et de l’édition scolaires font le siège de la Présidence pour l’achat en masse de tablettes numériques survitaminées aux ressources qu’ils produisent, après avoir reçu des subventions pour ce faire d’ailleurs. Double bénéfice.

Mais s’attarder sur l’essentiel est trop peu visible dans un monde où il convient a contrario de branler l’accessoire.

Des exemples :

Suite à la promesse faite par le président de la République, on nous annonce pour bientôt la création d’une grande école du numérique. Rien là de révolutionnaire, on connaît déjà le succès de certaines initiatives privées, dont l’école 42. Le modèle est certes intéressant mais ce n’est pas ça qui va changer au fond les problèmes de recrutement dans ce secteur ni même et surtout trouver sa place dans le grand projet d’école numérique. On est à la fois dans la conjoncture et la conjecture. Conjoncture de l’engouement ébahi sur le sujet et conjecture, celle d’un pari sur les emplois du secteur dont personne ne sait ce qu’ils seront ni ce que seront les besoins de l’industrie…

Qui se charge d’annoncer pour de bon l’opération en faisant référence à un article de Rue89 ? Axelle Lemaire, secrétaire d’État au Numérique, qui mentionne le nom de sa copilote, Myriam El Khomri, secrétaire d’État à la Politique de la ville.

L’annonce a surpris tout le monde, dit-on, voir ci-dessus, y compris le ministère de l’Éducation. Qui a inspiré le sujet et sera récompensé par la présidence de l’école, dit-on ? Stéphane Distinguin, membre… du Conseil national du numérique.

Aujourd’hui même sort un point fait par la ministre de l’Éducation sur son grand plan numérique 2015 pour l’école. Y fait-on mention de ce projet de grande école du numérique ? Non. Pas un mot.

Autre exemple : les tablettes numériques. Il s’agit, je vous le rappelle, de donner à la rentrée 2016 des tablettes numériques à tous les élèves entrant en cinquième. Il s’agit de la mesure phare du plan qui a été annoncé par François Hollande soi-même en septembre dernier.

Cet équipement massif, si intéressant soit-il au premier abord, a subi de très nombreuses critiques. Il coûterait trop cher en ponctionnant le budget des collectivités lesquelles auraient à peine été consultées, il ne correspond pas aux réels besoins — ce n’est pas rue de Grenelle qu’on décide de ce qui se passe dans chaque classe —, il a été décidé sans concertation — même le Conseil national du numérique n’y est pas favorable ! c’est dire… —, il faudrait former de trop nombreux professeurs, etc. Je vous renvoie à ce que j’avais écrit naguère à ce sujet (4).

Et puis, pour tout dire, on passe encore à côté de l’essentiel ! Je rappelais les propos d’un chercheur rennais qui voyait dans le volet d’équipement de ce plan « une forme de déresponsabilisation généralisée » et disait qu’il s’agit d’« un non-sens éducatif, économique et politique ». Les priorités ne sont en aucun cas celles d’un équipement massif mais celles de l’acculturation et de l’engagement numériques de l’école. De ce point de vue, l’élargissement important annoncé aujourd’hui du dispositif de collèges et d’écoles dits « pionniers » — on a changé le nom et celui-là n’est pas meilleur que le premier « connectés » — est plutôt un signe favorable qui s’inscrit dans la durée et va dans le bon sens.

Qui s’est réjoui le premier de ce dispositif accessoire ? En premier, les lobbys des industriels et éditeurs de contenus dont on rapporte qu’ils se sont frotté les mains. Qui en parle encore, passées l’annonce et la communication présidentielles ? Pas grand monde, dirait-on. Najat Vallaud-Belkacem n’en fait curieusement pas mention dans son dernier communiqué de presse sur l’école numérique. Et pourtant, le projet semble avancer.

Dernier exemple : l’apprentissage du code informatique. Il s’agit finalement, je vous le rappelle sans revenir sur les détails, d’introduire peu à peu l’apprentissage de la programmation informatique d’abord dans des ateliers périscolaires au premier degré puis, au second degré, dans les programmes de technologie et de compléter tout cela par un soupçon d’algorithmique dans ceux de mathématiques. Pour le lycée, on verra plus tard, même s’il est question de proposer l’option « Informatique et sciences du numérique » à toutes les classes de terminale.

Au-delà de l’information brute qui montre la prise en compte logique de la programmation — et non pas du code, quel code ? — dans les enseignements scientifiques, il s’agit quand même d’une mesure largement secondaire et accessoire qui n’a été mise en œuvre qu’à la suite des intrusions réitérées et particulièrement insistantes, voire parfois lourdingues, du lobby de l’informatique dans les cabinets, ceux de l’éducation qui ne lui ont pas fait bon accueil, et ceux de la présidence et du secrétariat d’État au Numérique qui leur sont plus ouverts. Toute cette opération parfaitement inutile — il n’y a pas assez de formateurs ni de professeurs formés et elle ne trouve pas sa place dans le projet pédagogique — s’est déroulée contre l’avis des ministres successifs de l’Éducation.

Une fois de plus, la dernière titulaire du poste n’en dit pas un mot dans son dernier communiqué de presse. Ça a pourtant fait la une des médias pendant des mois et des mois, d’une manière particulièrement lourde et insistante (5) et, de mon côté, j’ai été sollicité à de nombreuses reprises pour exprimer mon avis à ce sujet, lequel pouvait se résumer à ce que j’avais écrit alors (6).

Alors la grande école du numérique, un dispositif accessoire et superflu ? Superflu peut-être pas, l’avenir le dira, mais accessoire assurément. Alors les tablettes numériques seraient des outils accessoires ? Sans aucun doute. Il y avait cent fois mieux à faire avec tout cet argent. J’y reviens. L’apprentissage du code, accessoire ? Sans aucun doute accessoire, et surtout pas une urgence, comme disait Benjamin Bayart en juillet dernier. J’agrée tous ses arguments, il y avait largement mieux à faire.

Alors quel essentiel ?

L’essentiel, c’est ce qui transforme l’école de fond en comble, qui modifie radicalement les manières d’enseigner, qui change au fond les modèles traditionnels, n’en déplaise aux réactionnaires accrochés à leurs certitudes comme des moules à leurs bouchots.

L’essentiel, c’est ce qui va changer aussi les rapports entre maîtres et élèves, entre maîtres et parents, entre les maîtres et leur encadrement, c’est ce qui va élargir le temps et les espaces scolaires, ce qui va contraindre à l’éclatement des temps d’enseignement, qui va modifier le statut de la ressource, qui va contraindre à s’interroger sur son statut, sa validité, son authenticité, son employabilité.

L’essentiel, c’est la culture numérique qui imprègne les disciplines et les enseignements, ce sont les cultures des médias et de l’information qui lui donnent du sens, qui l’éclairent et la renforcent.

L’essentiel, ce sont les femmes et les hommes plus que les machines, les outils, les systèmes et les dispositifs. L’essentiel, c’est que chacun se sente concerné, élève, professeur, cadre administratif ou pédagogique, non comme usager consommateur mais comme acteur engagé.

L’essentiel, c’est que l’école comprenne plus qu’elle ne contraigne les jeunes, ses élèves, qui en fréquentent les bancs, fussent-ils virtuels. L’essentiel est de faire de ces jeunes des citoyens éclairés et émancipés dans la société numérique.

L’essentiel est de cesser de confondre ce qui est important avec ce qui ne l’est pas, de changer aussi les modalités de la communication politique pour la mettre au service d’une pédagogie des citoyens, des médias, des corps intermédiaires, parfaitement capables de comprendre et d’apprécier la hauteur des enjeux.

L’essentiel, y compris en haut lieu, est enfin de cesser de branler l’accessoire. Et de tourner autour du pot.

Michel Guillou @michelguillou

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  1. Le tout petit bout de la lorgnette https://www.culture-numerique.fr/?p=302
  2. Pour une littératie numérique qui traverse et éclaire les disciplines scolaires https://www.culture-numerique.fr/?p=869
  3. Socle commun et numérique, entre l’absence et l’inculture chronique https://www.culture-numerique.fr/?p=2699
  4. Un énième plan numérique pour l’école tardif, opaque, illisible et presque surréaliste https://www.culture-numerique.fr/?p=2074
  5. Chic ! Axelle Lemaire vient de comprendre les vrais enjeux du numérique à l’école https://www.culture-numerique.fr/?p=1844
  6. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant le code ! le code ! le code !… https://www.culture-numerique.fr/?p=634

 

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Bon, après quelques modifications du code, la une semble reprendre forme humaine :)

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