À l’ère numérique, la question des ressources éducatives reste évidemment centrale. Une chose est certaine cependant, elle ne peut en aucun cas être aujourd’hui prise en compte dans les mêmes conditions, sans aucun changement, ni par ceux qui en assurent le service ni par ceux qui les consomment. J’ai déjà eu l’occasion, depuis trois ans au moins, de vous dire mon sentiment à ce sujet. Mon propos tenait en deux principaux points tirant la leçon, à mon avis et à ceux de beaucoup d’autres avec moi, des mutations fortes engendrées par le numérique :
- Internet et les réseaux favorisent le flux et la circulation des ressources ; la posture du professeur en est alors modifiée : de consommateur, il peut devenir lui aussi producteur ; la richesse qui en résulte profite à tous ;
- les experts rentrent dans le rang, les expertises s’estompent, en conséquence de quoi les ressources se passent volontiers de quelque validation académique ou institutionnelle que ce soit.
Le retour en force des pseudo-experts
Dans l’urgence des attentats et de leurs dramatiques conséquences, les médias télévisuels d’information ont convoqué en toute hâte dans leurs studios des aréopages d’experts autoproclamés. Insupportables, donneurs de leçons, ils délivrent les mêmes avis péremptoires, sautant sans vergogne dans la même journée d’un média à l’autre pour servir la même soupe.
Tout cela est d’une formidable indécence. Christophe Ginisty l’a dit sur son blogue bien mieux que je ne saurais le faire, évoquant ce qu’il a ressenti à ce sujet comme un deuxième supplice. Il n’est pas seul. Dans Slate, Salomé Brahimi — il s’agit sans doute d’un pseudonyme — enquête et repère notamment ce qu’elle appelle les « experts Google News » « qui peuvent tenir une heure sur iTélé en ânonnant ce qu’ils ont lu sur internet avant de venir ».
C’est d’autant plus stupide qu’en la circonstance, la sagesse, la mesure et l’humilité se sont avérées être du côté des petites gens, comme on dit. On a vu comment ces citoyens ont su rendre hommage à ceux qui, morts ou vivants, ont payé très cher le verre de bière qu’ils prenaient en terrasse ce soir-là ou leur place de concert. On a vu encore, par exemple, comme le note Nicolas Vanderbiest sur son blogue, en analysant quel rôle avaient joué les réseaux sociaux, comment des initiatives sont venues de la base, du terrain, de citoyens engagés et responsables. Le blogueur parle lui, en la circonstance, de l’avènement du citoyen-acteur :
« Enfin, l’une des choses les plus importantes de cette crise, c’est l’éclosion totale du concept de citoyen-acteur. […] Le citoyen-acteur est celui que l’on ne voit pas dans la vie de tous les jours, mais qui “s’active”. »
Ce sont ces citoyens, dont une jeune fille de quinze ans, qui ont animé cette nuit-là les mots-balises #PorteOuverte, #RechercheParis et #msgu et ont rendu tant et tant de services à ceux qui étaient en détresse. On peut écouter, grâce au Petit Journal, les réactions des plus jeunes, notamment, au lendemain des attentats, et c’est toujours plus intéressant :
[Désolé, la vidéo que je vous avais trouvée à disparu]
Mais revenons à nos ressources numériques…
Le samedi et le dimanche qui ont suivi le jour des attentats, le désarroi était très grand et évidemment légitime. Les enseignants présents sur les réseaux sociaux se préparaient à accueillir leurs élèves le lundi matin, les écouter et partager l’émotion. La chose n’est pas aisée, je le conçois. Je vous avoue, en revanche, avoir eu un peu de mal à supporter le déni, le refus et l’irresponsabilité de quelques-uns, exprimés en des termes inadmissibles, le plus souvent pour dire que ce n’est pas leur boulot. N’en parlons plus.
Face à ce désarroi et cette incertitude, on a, là encore, çà et là, convoqué une noria d’experts, psychologues, sociologues, journalistes et institutionnels autorisés. Peu importe qu’ils soient compétents, ils sont experts. Peu importe même qu’ils soient spécialistes du domaine, ils sont experts, c’est marqué, là, en bas ou en légende. Ils ont pontifié tant qu’ils pouvaient, assénant leurs certitudes et leurs recettes. Ils ont surtout un avis.
Le retour en force du Minitel 2.0
L’Internet, chacun le sait, est né décentralisé, réparti, sous la forme d’un réseau joignant des machines et des acteurs en pair à pair. La centralisation qui a été menée à la fin du dernier siècle et au début de celui-ci a abouti à faire de ces acteurs des consommateurs fortement dépendants d’un web commercial, aux mains de grands groupes monopolistiques. Pardon pour les simplifications et les raccourcis ! C’est pourtant un modèle bien connu en France, celui du Minitel avec des services sur de gros serveurs et des consommateurs possesseurs chez eux de terminaux connectés et incapables de faire autre chose, d’interagir. Benjamin Bayart a théorisé cette triste évolution parlant du Minitel 2.0.
Bêtement, j’ai cru, comme d’autres ces dernières années, que le web évoluait, changeait, que, sans permettre de retrouver la structure physique originelle du réseau horizontal, se mettait en place, peu à peu, sur l’Internet, une sorte de redécentralisation fonctionnelle, en forme de nouveaux services, commerciaux ou non, les forums, les wikis, les pads, les réseaux sociaux, les services de communication en pair à pair, les sites, plateformes, blogues coopératifs… où le citoyen pouvait reprendre la main et exercer ses libertés.
Oui, j’ai cru à cet Internet du partage, de l’échange, de l’horizontalité réhabilitée, du flux de données riches et encore enrichies…
Le mauvais réflexe en cas d’urgence
Depuis un bon moment déjà, et, plus particulièrement après les derniers attentats, le réflexe a changé. Fini le temps où le ministère de l’Éducation nationale ouvrait, comme pour préparer le chantier de l’école numérique, une grande consultation nationale sous forme de forum, où tous les participants, cadres, professeurs, élèves, acteurs de l’école, pouvaient formuler des idées au seul risque de les voir contredites.
Aujourd’hui, pour répondre à l’urgence, comme Canopé à propos des programmes de l’école maternelle, on ouvre un gros site web bien gras et on y dépose, comme dans un fourre-tout, des quantités de ressources validées par un ou plusieurs experts, là où la bonne idée aurait été, a contrario, d’ouvrir le débat, d’organiser le flux des échanges, des productions individuelles et collectives, des ressources et de valoriser leur enrichissement. Passe encore qu’on fasse une présentation formelle des versions finales de ces programmes, elles auraient pu être ouvertes au questionnement, interrogées par tous les acteurs, encadrement comme professeurs, dans un espace collaboratif ad hoc.
Cette épidémie de minitélite aiguë a saisi de plein fouet tous les acteurs de l’école après les attentats : le ministère, le réseau Canopé qui fait des dossiers, le site Éduscol du ministère, le Café pédagogique qui interroge l’expert ultime, les éditeurs de presse jeunesse, les syndicats, les associations… Tous y sont allés de leur Minitel sauveur. Les Cahiers pédagogiques eux-mêmes se sont fendus d’un florilège.
Attention ! Bien évidemment, ces ressources sont fort utiles et ont rendu bien des services. Je ne veux pas le contester. Mais elles sont le marqueur d’une certaine tendance, dans ces moments-là, à un certain retour en arrière. Il s’agit alors de donner au citoyen acteur du numérique du prêt à consommer, de réduire sa posture et son engagement à celle d’un consommateur sans raison propre, en lui assénant le plus souvent la parole unique d’experts aux compétences discutables.
L’institution dispose pourtant d’un outil bien pratique pour ouvrir des espaces d’échanges entre collègues à propos de ces attentats et de la manière d’en parler en classe avec les élèves : Viaéduc. S’il existe, de ci, de là, des initiatives locales bien limitées pour en parler, on attend encore, de la part de son principal promoteur, le réseau Canopé, la moindre petite initiative d’ampleur nationale pour ouvrir le débat, permettre les échanges, produire et échanger des ressources. Après tout, Viaéduc est exactement fait pour cela. On dit qu’il a du mal à trouver sa place. L’occasion était là, unique, de lui donner enfin du sens, sous la baguette d’un groupe d’animateurs des communautés d’enseignants. Dommage !
[Mise à jour du 26 novembre : Viaéduc me signale l’existence d’un espace tout récemment créé (trop tard ?) contenant à peine une dizaine de membres, son lot habituel de ressources déposées là la nuit dernière et stockées ailleurs et… absolument aucun échange. Peut-être cette initiative méritait-elle une autre publicité et une animation de qualité ? Qui l’a su ? Dommage encore !]
Pour finir sur une note plus optimiste, des initiatives se sont pourtant heureusement fait jour pour ouvrir ces débats fort utiles à la réflexion : sur les réseaux sociaux d’abord, de manière bien informelle et parfois réductrice — Twitter n’est décidément pas fait pour cela —, où l’on attend encore la moindre démarche institutionnelle, mais aussi à l’initiative d’autres acteurs qui ont de meilleurs réflexes. Parmi ces derniers, il convient de noter le travail fort intéressant des Cahiers pédagogiques qui ont ouvert un cercle d’échange, donné la parole à des enseignants, produit enfin la synthèse d’un groupe de travail sur le sujet.
Sans doute d’autres initiatives se sont-elles fait jour. Je n’en ai pas eu connaissance.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Pixabay sous licence Creative Commons CC0 et Nicolas Nova via Flickr sous licence CC
[cite]
Je pense, cher Michel, que vous allez aimer lire ceci :
http://sante.lefigaro.fr/actualite/2015/11/30/24358-lusage-intensif-web-nuit-il-notre-cerveau
Personnellement j’aurai dû prendre une bière avant.
Une seule bière ? Pour ma part, j’en aurais pris deux. Au moins ! :)