Quand il s’agit, pour la société des adultes, de se pencher sur les pratiques numériques des jeunes, qui déconcertent tant et bousculent les postures des éducateurs, maîtres et parents, il y a généralement deux attitudes assez tranchées et marquées. La première démarche qui veut y répondre est essentiellement éducative, réfléchie, confiante, sensée et trouve ses ressorts dans des valeurs de compréhension et de raison. La deuxième utilise a contrario les réflexes primaires de la peur, peur de l’autre, peur de la nouveauté, voire d’un nouvel obscurantisme numérique, qui refuse les nouveaux modes d’accès aux savoirs.
C’est cette dernière démarche qu’ont adoptée les officines boutiquières qui font commerce idéologique de la peur, depuis des années, avec le malheureux aval du ministère de l’Éducation nationale, sous prétexte de la nécessaire éducation aux médias numériques, en se glissant insidieusement dans les écoles, collèges et lycées. J’ai déjà évoqué tout ça dans d’autres billets sur ce blog et n’y reviendrai pas.
J’ai aussi évoqué les curieuses démarches du même ordre adoptées par certains services de santé dans les rectorats, la CNIL, la Préfecture de police de Paris ou l’UNAF parfois qui ont, elles aussi, se sont laissées aller à caricaturer et stigmatiser les pratiques numériques des jeunes et des adolescents en particulier.
Dans cette triste lignée, c’est aussi la démarche qu’a curieusement adoptée la ville de Paris en ouvrant un service d’« e-réputation » appelé « Soyez net sur le net » que vous trouverez bien tout seul si d’aventure l’envie vous en prend.
La tromperie commence dès le logo qui annonce qu’il s’agit du premier site d’« e-réputation » alors que c’est évidemment faux. Passons.
Elle continue avec les figures grossièrement caricaturales d’une jeune fille rousse à moustache, d’une blonde effarouchée de ce qu’elle voit sur sa tablette, d’un pervers à lunettes qui rappelle furieusement un vieux clip du ministère de la Famille ! Il n’y manque pas la seringue qui sera plantée dans l’épaule d’une jeune femme malgré sa peur ! Passons encore.
Je passe sur les chiffres annoncés dans l’argumentaire et qui sont évidemment non sourcés et donc non vérifiables.
Je passe encore sur les nombres fautes d’orthographe qui ponctuent ce site destiné à des adolescents. Je signale juste le pluriel rigolo « tutoriaux » pour un singulier « tutorial », mot qui n’existe pas en français qui ne connaît que « tutoriel ».
Je passe enfin sur la flopée d’anglicismes disséminés çà et là, marque qu’il y a derrière tout ça du lourd communicant markétoïde anglolâtre.
Passons plutôt aux choses sérieuses
Parlons d’abord du test lui-même, auquel on n’accède qu’en étant authentifié sur Facebook, qui ne teste la réputation en ligne des ados que sur Facebook, comme si les pratiques numériques des jeunes se réduisaient à ce seul périmètre…
Première question (attention, ça fait peur !) : « Combien de vos amis Facebook considérez-vous comme tel ? » (sic pour l’orthographe). Il n’y a guère que les adultes que cette histoire d’amis qui n’en sont pas fait encore frémir… La très grande majorité des adolescents, qu’on prend là pour des imbéciles, risque de rire un bon coup. C’est au moins l’avantage…
Le reste est à l’avenant avec des questions sur les photos ou statuts publics placés ailleurs que sur le mur Facebook, sur des panneaux d’affichage publics ou dans votre école. Vous avez le choix d’avoir honte, d’être mal à l’aise ou très à l’aise. Vous n’avez pas le choix d’y être complètement indifférent, comme sans doute la grande majorité des jeunes concernés.
Et ça finit par un score abscons dont vous ne savez que faire…
Inutile de recommencer, on vous représentera la même chose !
On nous promet des tests et fiches complémentaires pour d’autres réseaux sociaux ! Si elles sont du même tonneau que ce qui concerne ici Facebook ou la fiche déjà existante sur Pinterest — à l’évidence, son rédacteur a recopié à l’identique un document qu’il a écrit pour d’autres publics puisqu’il pose aux ados la question : « Quel intérêt pour votre marque ? » (sic encore !) —, il y a de quoi se faire du souci !
« Les jeunes sont intelligents, ils s’y mettent à plusieurs pour ça mais ils sont intelligents… »
Ainsi s’exprimait récemment un commentateur dont j’ai oublié le nom à propos justement de leurs usages numériques. Ils ont beaucoup appris par eux-mêmes et d’eux-mêmes, s’enrichissant de leurs expériences numériques mutuelles. Ils ont appris que ce qu’ils publient sur Internet est public par définition, indexé, conservé, archivé et que toute cette matière de textes, de sons et d’images qu’ils produisent fait l’objet d’un commerce qui leur échappe. Ils s’en fichent un peu en fait. C’est vrai qu’ils prennent des risques — c’est l’âge ! — avec leur image et leur réputation numérique mais ils en mesurent généralement la portée et l’effet.
Une enquête récente est disponible, commandée par RSA et réalisée par l’IFOP, qui répond à la question « Nos ados sont-ils vigilants sur Internet ? ». On peut la trouver analysée sur le site Netpublic et sur le journal en ligne de La Croix. Elle montre assez bien combien les adolescents, mieux que leurs parents, ont acquis des compétences et la lucidité nécessaires pour leur permettre de prévenir la plupart des problèmes qui peuvent se poser à eux.
N’y a-t-il jamais d’erreurs ou d’abus ? Si, bien sûr, du harcèlement, des insultes, parfois… Chez les plus jeunes, le plus souvent. Et puis aussi des publications indésirables et peu valorisantes… Mais tout cela est beaucoup moins fréquent qu’avant et reste très marginal, en tous cas guère différent, ni plus ni moins fréquent, de ce qui se passe dans la « vraie vie ». En revanche, le moindre incident, si mineur soit-il, est tout de suite très médiatisé…
Les adultes ont voulu inventer, pour eux surtout mais aussi pour leurs trublions d’ados, un prétendu droit à l’oubli. Ce dernier, comme l’ont déjà dit Serge Tisseron et Yann Leroux, est une fausse bonne idée, un dispositif profondément anti-éducatif, qui ne contribue en rien à responsabiliser et à rendre autonome. Citons Serge Tisseron, dans ce billet dans Libération :
« L’idée de contrôler en toutes circonstances sa propre image est incompatible avec la culture des écrans. Et la possibilité d’effacer ce qu’on juge indésirable pourrait vite s’avérer créer plus de problèmes que ceux qu’on prétend résoudre. Non seulement cela risquerait d’encourager tous les excès à l’adolescence — voire au-delà ! — mais aussi de contribuer à nous cacher le caractère irréversible de chacun de nos actes. Je fais, j’efface, quelle illusion ! »
C’est exactement le langage qu’il faudrait tenir à cette entreprise, Reputation Squad, qui a été retenue pour bâtir ce site. Les compétences de cette dernière sont semble-t-il reconnues dans certains milieux professionnels et adaptées aux entreprises qui pourraient en avoir besoin — on peut pourtant douter de l’efficience de ses méthodes parfois car il s’agit tout de même de vendre du vent, la virginité numérique étant définitivement impossible. En l’occurrence, ses méthodes, c’est une certitude, sont définitivement inadéquates à l’accompagnement des pratiques numériques des adolescents. L’ensemble du site témoigne, par ailleurs, de la part des auteurs de ce site, au-delà de la caricature déjà décrite, d’un profond mépris pour les jeunes et leurs pratiques numériques, pratiques qu’ils sont censés accompagner.
Qui, à la Mairie de Paris, a eu l’incroyable audace de gaspiller ainsi l’argent public pour demander ce travail à une entreprise privée, à l’évidence totalement incompétente en matière d’éducation et d’accompagnement de la jeunesse ? Quelle idée insensée ! Comme s’il n’existait pas, dans le monde éducatif ou péri-éducatif, suffisamment d’organismes ou associations compétentes en matière d’éducation aux médias ! Comme s’il n’existait pas suffisamment de ressources sur le sujet, ressources d’ailleurs jamais citées dans les liens utiles, nouvelle preuve, s’il en manquait, que ce projet a bel et bien été bâclé !
Pourquoi n’y a-t-il aucun lien vers des sites institutionnels comme ceux de l’académie de Paris ou du CRDP de l’académie de Paris qui auraient pu être partenaires l’une et l’autre et produit un meilleur travail ? Vers le site de la Délégation aux usages de l’internet ? Vers le site Internet responsable du ministère de l’Éducation ? Vers le Clemi ? Vers le site CtoutNet ? Vers le site NetPublic ?
Je n’ai que trop cliqué sur les pages de cet invraisemblable site, augmentant sans le vouloir sa réputation en ligne. Adieu.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : marysia_ via photopin cc
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