Semaine de la presse : apprendre la liberté d’expression ou apprendre comment on s’acharne à la limiter ?

Verrou

La Semaine de la presse et des médias dans l’école — ne comptez pas sur moi pour y ajouter ce stupide ® dont on l’affuble depuis des années — est une institution. Ancienne, c’est la vingt-sixième édition cette année, et donc vénérable mais pas très branchée car personne parmi ceux qui l’animent n’a jamais pensé à écrire un article à son sujet dans Wikipédia. Là-bas, on y cause de la semaine de la viande, de la critique, de la fierté… mais pas de la presse ni des médias. « Activité d’éducation civique, elle a pour but d’aider les élèves, de la maternelle aux classes préparatoires, à comprendre le système des médias, à former leur jugement critique, à développer leur goût pour l’actualité et à forger leur identité de citoyen. » dit le Clemi, autre vénérable institution, tombée depuis sous la coupe austère du réseau Canopé.

Il faudra que je vous reparle de ça un de ces jours. Ne nous égarons pas, notre sujet est la liberté d’expression.

Comme d’habitude, à l’automne dernier, un communiqué de presse annonce la nouvelle édition 2015. Le thème choisi « Une info, des supports » ne veut perturber personne et surtout pas la presse écrite et notamment la presse quotidienne régionale partenaire de longue date de l’opération.

CharlieEt puis il y a eu Charlie

Et après Charlie, il y eu ce formidable moment de solidarité avec une nation retrouvée et rassemblée défendant la liberté d’expression et la liberté de la presse. C’était beau.

À tel point qu’on a décidé en haut lieu de changer in extremis le thème de cette nouvelle Semaine de la presse pour lui donner le beau nom de « La liberté d’expression, ça s’apprend » :

« Plus que jamais, l’éducation des élèves aux médias et à l’information s’impose comme un enseignement au pluralisme, à la liberté d’opinion, à la liberté d’expression et au respect du débat démocratique dans une République laïque. C’est un enjeu de citoyenneté majeur pour apprendre le vivre ensemble. »

Ce n’est pas moi qui vais me plaindre de ce changement de thème. Je ne cesse depuis des années — les derniers événements m’ont à nouveau donné l’occasion de défendre ce point de vue — de dire que l’école doit se préoccuper d’apprendre l’exercice enfin plein et entier de la liberté d’expression, plutôt que de se préoccuper d’en limiter les effets comme elle s’y attache depuis des années.

Je vous renvoie à ces billets successifs, pour n’évoquer que les plus récents :

Nous sommes bien d’accord, apprendre à exercer sa liberté d’expression, à confronter son opinion à celle des autres, à publier donc, est une nouvelle compétence fondamentale qui doit trouver sa place dans les apprentissages et, notamment, dans le socle commun, ce que semblent avoir oublié ses concepteurs.

Exercer sa liberté d’expression… oui mais bon, pas trop quand même…

L’actualité scolaire comme l’actualité politique nous laissent en effet à ce sujet augurer le pire.

Suite aux attentats terroristes, l’ensemble du système éducatif s’est mobilisé pour ouvrir le débat des enjeux démocratiques et citoyens relatifs aux libertés fondamentales, expression, opinion, conscience. Cela n’a pas toujours été facile, la ministre de l’Éducation reconnaissant même qu’il était difficile parfois d’entendre les questions des enfants. On le lui a beaucoup reproché. À tort, à mon avis, elle se faisait simplement l’écho du désarroi légitime auquel se trouvaient confrontés de nombreux professeurs.

La question, d’une manière générale, n’est pas de ne pas répondre au questionnement des élèves mais d’y répondre avec les bons mots, qui rappellent nos valeurs communes.

Mais ça s’est arrêté là…

Peu à peu s’instillent en effet dans les textes officiels des idées, des consignes, des préconisations, des rappels moraux… Il n’est plus vraiment question de promouvoir l’exercice de la liberté d’expression, d’en exalter les vertus, de dire en quoi elle est porteuse d’émancipation, de sens critique, de considération de toutes les opinions, d’ouverture. Plus question d’encourager à la confrontation de ses opinions et de ses idées à celles des autres, de promouvoir le débat… Charlie semble déjà bien loin.

La liberté n’est évidemment pas dissociable de la prise de conscience de la responsabilité de son exercice mais comment est-il possible, dans une démarche éducative, de commencer à parler de responsabilité avant d’évoquer les possibles ? Il s’agit là de la même dialectique déplorable qui veut alerter sur les dangers potentiels de l’Internet avant d’évoquer ses étonnantes potentialités, ce qui reste le discours éducatif dominant depuis quinze ans. Nombre de billets que j’ai écrits à ce sujet, voir plus haut, racontent bien comment tout cela s’est mis en place peu à peu, démarche s’accompagnant d’une censure massive de l’expression des jeunes et des médias scolaires et lycéens.

De surcroît, l’école ne s’est pas contentée de ne jamais expliquer aux jeunes quelles sont dans ce pays les limites légales à l’exercice de la liberté d’expression, car il en existe bien sûr, et de sanctionner les transgressions. Non, elle s’est attachée à en construire d’autres, totalement illégitimes, au cas où…

Apprendre la censure d’État de la liberté d’expression

Mais l’enjeu n’est plus seulement éducatif, il est aussi citoyen. Comment les professeurs, menant des activités d’éducation aux médias censées apprendre aux élèves à exercer leur liberté d’expression, vont-ils, dans le même temps, pouvoir expliquer à leurs élèves que leurs députés, suite aux attentats, ont décidé que des fonctionnaires de ce pays, qui n’ont strictement aucun pouvoir judiciaire, peuvent censurer, par le blocage et le déréférencement, un ou plusieurs sites web supposés, par exemple, inciter au terrorisme ?

Vous savez ce qu’est inciter au terrorisme, vous ? Moi je ne sais pas. Un juge de l’autorité judiciaire saurait aussi, c’est son métier. Mais un fonctionnaire de police, c’est nouveau, ça vient de sortir, va pouvoir le décider aussi.

Il y a des voies de recours, me direz-vous, mais elles sont tellement difficiles à mettre en œuvre, les décisions de l’autorité administrative n’étant ni publiques ni motivées. C’est ainsi qu’un premier site, peu importe son nom, a subi les premières foudres du courroux administratif. L’abus de pouvoir est constant. À ce sujet, le journal Le Monde observe, comme d’autres, suite à ce blocage, que « Le site en question, encore accessible dans le cache des moteurs de recherche, ne fait effectivement aucune apologie ouverte du terrorisme ».

Ceux qui s’échinent, au gouvernement ou dans les aréopages parlementaires, à défendre ces lois d’exception rassurent le citoyen inquiet : tout est prévu, il n’y aura pas de dérives possibles. Et pourtant, déjà, notre ministre de la Justice propose « l’extension de ce blocage aux contenus antisémites et racistes », antisémitisme et racisme toujours évalués grosso modo par un fonctionnaire de police, sans aucun jugement. Plus grave encore, un député socialiste a proposé tout récemment d’étendre ces dispositions d’exception et ce blocage aux injures et propos diffamatoires à l’encontre des élus de la République. Les élus seulement, rassurez-vous.

Vous ne me croyez pas ? Le texte intégral de sa proposition est à votre disposition ainsi qu’à celle de tous les professeurs qui profiteront de la Semaine de la presse pour expliquer comment, dans le pays des Droits de l’homme, les élus de la République construisent peu à peu un arsenal législatif tendant à priver les citoyens, à priver les élèves aujourd’hui déjà et encore demain, de leurs droits les plus élémentaires, à commencer par celui, l’exercice de la liberté d’expression, dont il était question, après Charlie, de le garantir et de le renforcer.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Bolted via photopin (licence)

[cite]

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