Le numérique, ça devrait être obligatoire !

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Derrière ce titre en forme de boutade, il y a comme l’idée de quelque chose d’inéluctable, de définitif, un changement sociétal tel qu’il n’est pas possible de revenir en arrière.

Le numérique n’est pas un but mais pas non plus un moyen, encore moins un outil. Certains diraient révolution ou changement de valeurs ou de paradigme. C’est sans doute un peu de tout cela à la fois.

Il n’y a là, je vous l’assure, nulle fascination de ma part. Être fasciné, c’est n’être pas clairvoyant, et le chemin, chacun le sait bien et les exemples sont foison en la matière, n’est pas bien loin entre fascination et répulsion — en fait c’est selon qu’on s’est levé ou non du mauvais pied. Non, chacun peut faire l’observation de mutations profondes, d’une économie en rupture, de services en bouleversement, d’une société qui grandit — se reporter par exemple à l’enquête annuelle du Credoc.

J’ai tendance à me référer, pour en comprendre l’importance, à des témoins ou des auteurs sérieux. C’était 1er avril 2009, il y déjà presque 3 ans donc, un siècle à l’heure du numérique, à La Défense, sur l’événement InterTice. Un colloque « Éduquer aux nouveaux médias, ça s’apprend ! », y était organisé à mon initiative et on comparait, à l’avènement du numérique, l’évolution de ces deux métiers : « Enseignants et journalistes, médiateurs incontournables de l’information et de la connaissance ! ».

Ce jour-là, sur la même table ronde, Edwy Plenel, patron de Mediapart, évoquait, lui, avec la force et la conviction qui l’habitent, rien de moins qu’une 3e révolution industrielle. Le sénateur David Assouline rappelait, suite au rapport dont il était le pilote : « Le numérique, les médias, les images, c’est fondamental pour exercer sa liberté ». L’inspectrice générale Catherine Becchetti-Bizot observait naturellement que le numérique est plus au cœur des apprentissages que dans les contenus de savoirs. Pour conclure, le recteur Alain Boissinot se demandait, lui, s’il n’était pas opportun d’imaginer une nouvelle rhétorique des médias numériques.

Une révolution, l’exercice de sa liberté, le cœur des apprentissages, une nouvelle rhétorique ? 

Et l’on voudrait maintenant se poser la question de sa prise en compte dans la société ou l’éducation ? Et l’on voudrait remettre en cause l’obligation qu’il y a à plonger l’école dans la société numérique, en utilisant certes les outils et techniques qu’elle a produits, mais aussi en en comprenant et en en intégrant les mutations profondes ?

J’ai déjà longuement évoqué le retard considérable pris par les pouvoirs politiques successifs pour engager résolument l’école dans la société numérique — se reporter à mon article « Engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient… ». J’y démontrais comment, par son absence sur les grands colloques nationaux (les Assises du numérique, par exemple), par la place discrète qu’il tenait dans les circulaires importantes — voir une dernière circulaire de rentrée anémique, empreinte de seules suggestions à ce sujet —, le numérique ne jouait qu’un rôle bien pauvre et ténu dans le système éducatif. Même le grand plan prévu « Plan de développement des usages du numérique à l’École », s’est vu réduit à une peau de chagrin, se résumant à de grandes déclarations de principe, la sollicitation des collectivités locales ou le financement d’une édition scolaire exsangue faute d’avoir su innover. Notable exception, le portail « Internet responsable »qui mérite d’être encore enrichi et amélioré mais constitue un vrai premier pas encourageant.

Je concluais : « Est-il normal de continuer à s’appesantir autant sur les outils ou les technologies, les Tice, alors que le problème, c’est l’acquisition d’une culture intégrée du numérique ? »

Car c’est aussi une partie du défi posé à l’école… Tic, Tice, Tuic… Nouvelles technologies qui ne sont plus nouvelles depuis belle lurette, voilà des mots qu’on entend à satiété dans la bouche des décideurs ou des cadres de l’Éducation nationale. Une bien belle manière d’éviter de parler de l’essentiel.

Quand les cadres, justement, veulent aborder cet essentiel, on a vu ce que ça donnait — voir par exemple le tout récent PNF Lettres « Lire-écrire-publier à l’heure du numérique » à la BNF. J’ai écrit un billet « La conjonction de deux incultures… #pnflettres » à la suite de la 1re journée de ce colloque qui montre les résistances et les freins des cadres à ce sujet : « Incapables d’en percevoir les enjeux, ils n’ont cessé de se replier sur des références qui appartiennent à un autre siècle et de manifester une anxiété chronique à l’égard d’Internet et de ses supposés travers économiques et sociétaux. »

Dans deux autres billet, en effet, « École : la fracture numérique n’est pas là où on la croit… » et « Les supposés vrais pilotes du numérique… », je désignais assez nettement l’encadrement comme le principal frein au développement du numérique à l’école. Les raisons en sont nombreuses, vous les trouverez détaillées dans ces deux articles :

  • les confusions sémantiques sont grandes entre le numérique, ses outils et techniques et l’informatique, le domaine scientifique qui le met en œuvre  — voir la persistance de ces ersatz de dispositifs bâtards que sont le B2i et le C2i, voir aussi cet article où l’auteur confond l’acquisition supposée de compétences techniques informatiques avec la culture numérique de la génération Y, voir aussi cette interview de Gilles Babinet, pourtant président du Conseil National du Numérique — ;
  • la confusion persiste entre éducation par le numérique et éducation au numérique et l’on oublie — Jean-Michel Fourgous, par exemple, est un grand spécialiste — que l’une ne peut aller sans l’autre ;
  • les cadres ne sont pas capables d’impulser cette dernière non plus qu’une éducation aux médias numériques — le dernier enseignement de spécialité en Terminale S «  ISN, Informatique et Sciences du Numérique » est une imposture, comme le démontre l’auteure de ce billet — ;
  • le numérique ouvre à nouveau grande la porte aux pionniers, fers de lance d’une innovation dérégulée et perturbante, plus déstabilisante encore dans le 1er degré ou la pression hiérarchique est plus forte ;
  • le numérique favorise les échanges horizontaux et la collaboration entre pairs, toutes sortes de choses qui ne plaisent pas du tout du tout à une hiérarchie jalouse de ses prérogatives et partisane d’une communication descendante ;
  • les usages numériques induits par la mise en place des ENT, sous l’impulsion des collectivités, qui bousculent les espaces et le temps scolaire, contraignent les chefs d’établissement à une nouvelle gouvernance, à déléguer des missions dont ils ne perçoivent pas les enjeux et à des relations différentes avec les acteurs de l’école, dont les parents ;
  • les cadres administratifs n’ont qu’une perception utilitariste ou consumériste de l’informatique, sans aucune perspective ni compréhension des profondes mutations qui concernent les personnels et les services académiques.

Je souhaite évoquer encore deux ou trois points majeurs. 

Premier point : c’est la persistance dans les aréopages et les salles de profs d’un doute fort sur l’utilité du numérique et de sa capacité à améliorer sensiblement les apprentissages, doute exprimé par Pierre Frackowiak dans ce billet sur Educavox — comment oser même poser la question de savoir si les Tic sont un frein ou un accélérateur du changement ? —, doutes exprimés, semble-t-il, par les étudiants de Jacques Béziat, et que ce dernier rapporte dans cette interview « Comment les futurs enseignants se représentent les Tice », ce qui l’autorise à conclure :

« Les certifications (B2i pour les élèves et C2i2e pour les enseignants) constituent une réponse trop simpliste à l’intégration des TICE ; […] ce n’est qu’une manière quantitative utopique et “utilitariste” de faire croire aux enseignants qu’ils sont prêts à utiliser les TIC dans leur classe. […] Il faut réussir à intégrer un sentiment de culture professionnelle autour de ces questions, “une culture professionnelle avec le numérique en choix”. »

C’est évidemment la bonne question : l’interrogation utilitariste — on pourrait même dire « matérialiste » — sur l’intégration profitable des Tice ne vaut pas tripette si on considère comme plus importante l’acquisition d’une culture professionnelle, définitivement moderne et donc numérique.

Le numérique, sans les technologies et l’informatique, ça n’existe pas. Mais il n’est pas besoin de s’attarder sur les deuxièmes pour s’engager résolument dans le premier.

Certains même n’hésitent pourtant pas, comme dans ce billet, à poser des questions : « Ces nouveaux outils […] ont-t-ils de réels effets dans l’amélioration de l’apprentissage et des résultats ? » Et de répondre : « Après s’être posé maintes fois la question et avoir longuement débattu de ce sujet […], l’on en arriverait à penser que oui. ».

On admirera au passage les dérives sémantiques et les conditionnels. Et on est rassuré…

Sur son blog, Christine Vaufrey, elle, s’interroge sur la présentation faite par le député Jean-Michel Fourgous d’une pédagogie numérique. Cela ne veut rien dire !, s’insurge-t-elle, à juste titre.

Je n’agrée pas toutes ses indignations, car, à mon avis, Christine Vaufrey confond parfois les aspects matériels du numérique avec la culture numérique, mais là n’est pas l’essentiel. Elle conclut fort à propos :

Le grand danger de la promotion de la « pédagogie numérique », c’est de laisser croire qu’il suffit de mettre un ordinateur devant les gamins et qu’on n’aura pas besoin de changer quoi que ce soit d’autre dans sa façon de faire.

C’est là tout l’enjeu pour demain : acquérir une culture numérique telle que la question des Tic ne se pose plus. Elle va de soi. Elle s’impose.

Car le numérique n’est pas superposable aux outils. Utiliser tablettes, ordiphones ou TNI en classe n’est pas suffisant si on continue à enseigner comme avant. Ce qui doit changer fondamentalement chez ceux qui s’y engagent, c’est :

  • le changement de posture, résolument, ou l’inclination forte à en changer  ;
  • la conviction de la force des valeurs sociétales (partage, échange, collaboration) ;
  • la confiance, plutôt que la défiance et l’anxiété ;
  • la curiosité et la capacité à innover.

Deuxième point : la formation initiale et continuée des cadres est complètement dépassée de ce point de vue, et n’a jamais pris conscience des enjeux — voir le billet précédemment mentionné où j’évoquais quelle faible part prend l’ESEN au développement du numérique et à son intégration douce et naturelle dans les pratiques.

Troisième point, et de loin le plus important : les usages numériques gourmands et, parfois, irraisonnés des élèves perturbent la vie des collèges et lycées et la tentation est fort d’exercer une censure coercitive et de juguler une liberté d’expression qui s’exerce sur des supports que les chefs d’établissement maîtrisent mal.

Les professeurs ne sont pas en reste. L’enquête récente Profetic est tout à fait édifiante à ce point de vue. Le document de synthèse nous apprend des choses incroyables :

  • Plus d’un professeur sur 5 n’est pas du tout convaincu de l’intérêt des Tic.
  • Moins d’un professeur sur 20 a une pratique intégrée du numérique « au quotidien ».

Il s’agit là d’un échec considérable, inouï. 25 ans après le 1er Plan « Informatique pour tous », c’est tout bonnement incroyable. Comment en est-on arrivé à ce niveau ? Comment le système éducatif, alors que la société se plongeait benoîtement, à son rythme, dans un bain ethnique numérique, a-t-il pu produire autant de résistants convaincus, de profonds réactionnaires, osons le mot, et si peu d’engagés, de convaincus, de pratiquants, d’utilisateurs « ordinaires » ?

À lire les lignes qui précédent, la responsabilité semble très largement partagée du haut en bas de la hiérarchie. Il n’empêche, il n’est pas facile à un professeur, dans sa classe, de s’engager, de faire, comme le dit Jacques Béziat, le choix du numérique pour sa culture professionnelle, quand l’encadrement qu’il côtoie, chefs d’établissements, inspecteurs, ne se sent concerné en aucune manière.

Et pendant ce temps-là… La société continue son chemin… Le numérique, sans les technologies et l’informatique, ça n’existe pas, disais-je.

Le numérique, sans les jeunes, non plus.

Les jeunes, les élèves, eux, n’ont pas attendu. Ils ont pris le train du numérique en marche et la fracture, déjà béante entre eux et les adultes, est plus importante encore entre eux et l’école, entre eux et leurs maîtres, entre eux, leurs usages d’accès à l’information et aux savoirs et ceux que leur proposent leurs professeurs.

Petit panorama pour s’en convaincre :

72 % des 12-17 ans disposent, à domicile, d’un micro-ordinateur portable.

99 % des 12-17 ans se disent internautes, utilisateurs d’Internet.

Et l’on voudrait ne pas tenir compte de ces chiffres ? L’école pourrait, dans son grand isolement, dresser des murs entre elle et cette réalité, les usages et pratiques numériques des jeunes et de leurs familles ?

À noter qu’un jeune sur 3 entre 9 et 12 ans possède un compte Facebook alors que c’est interdit, en principe…

Sans tenir compte de manière particulière de ce réseau social, il est néanmoins fondamental, à mon avis, que l’école prenne en compte cette réalité sociétale et les comportements médiatiques des jeunes. En effet, c’est par ce média que s’informent sur l’actualité la très grande majorité des adolescents, plus que par la télévision ou la radio. Par ailleurs, ces réseaux fournissent aux jeunes des espaces forts de socialisation (d’échange, de connivence, de complicité) et de partage, ce dont est encore incapable l’école.

Près d’un enfant sur 2 de moins de 16 ans utilise Internet tous les jours, même si 60 % d’entre eux en ont une pratique solitaire, sans connaissance ou contrôle des parents.

Rassurant : ils sont plus de 3 sur 4 de moins de 16 ans à penser que les infos de l’Internet ne sont pas toutes fiables !

Par ailleurs, pour les enfants et les adolescents, la relation sur le réseau n’est pas virtuelle, ils sont dans la vraie vie… 92 % utilisent leur vraie identité et livrent beaucoup d’informations…

On pourrait noter aussi que 10 % des moins de 10 ans en possèdent un et 100 % des 18-24 ans. 40 % des 11-24 ans se connectent à Internet via leur téléphone/ordiphone.

Et l’on voudrait bannir de l’école ce qui fait le quotidien des enfants qui essuient ses bancs ?

Je me suis longuement attardé sur l’usage que font les jeunes de ces outils dans un article récent « Terminaux numériques personnels en classe ? Chiche ! » en engageant les enseignants à les utiliser dans certaines conditions, quand c’est possible et quand ils le décident.

Les jeunes entre 13 et 17 ans envoient ou reçoivent plus de 3 400 textos par mois (les filles, plus de 4 000), soit largement plus de 100 textos par jour en moyenne.

Jamais les jeunes n’avaient autant écrit, jamais.

Est-il possible de négliger cette dimension et de faire comme si elle n’existait pas ? Est-il possible d’utiliser ce goût des jeunes pour la communication écrite, si frustre soit la forme dont ils usent, pour les engager à écrire d’autres textes, plus élaborés ? Est-il possible de les pousser à écrire et s’exprimer jusque sur des blogs, des sites, des forums, des wikis ?

J’ai tenté, par ce court panorama, dont quelques chiffres sont extraits d’un diaporama que j’ai l’habitude de présenter, de montrer à quel point l’école s’était éloignée, du point de vue du numérique, des jeunes qu’elle est censée former, de la société qui avance… Non contente d’avoir négligé ces usages, l’école a, tant qu’elle a pu, stigmatisé, montré du doigt les comportements des élèves, voulu bannir, sous les prétextes les plus futiles et les plus invraisemblables, les outils dont ils se servent.

Quid du regard bienveillant et interrogateur, curieux aussi, éducatif bien sûr, que devraient porter tous les maîtres sur les usages numériques des jeunes ?

Quid de la prise en compte dans les disciplines (ou à côté, si c’est possible aussi) d’une éducation citoyenne aux médias numériques ?

Quid de l’intégration complète et naturelle du numérique dans les enseignements disciplinaires ?

Quid des nouvelles postures induites par la culture numérique que devraient adopter bien des professeurs, qui n’ont plus seulement à transmettre des savoirs mais à accompagner les élèves dans leurs capacités à se les approprier ?

Quid d’une éducation systématique et partagée à la culture informationnelle ?

Il y a encore beaucoup de fossés à combler et de chemin à parcourir.

Sources : Credoc 12-11Credoc 12-10TNS-Sofres 7-11Ipsos 11-11Kantar-Media 3-11Nielsen News 6-11Trend Micro 8-11Kelkoo-LH2 7-11Letudiant.fr 11-10Fréquence École 3-10

Michel Guillou @michelguillou

Licence Creative Commons

[cite]

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