Je vais vous raconter une histoire… Premier épisode. C’est le début de ce millénaire. Internet est présent presque partout, y compris au sein-même de la plupart des familles. Les jeunes s’en servent, figurez-vous, et, en l’absence de toute éducation aux médias numériques scolaire ou parentale, quelques-uns d’entre eux, peu nombreux, en abusent, sur les blogues d’abord puis sur les réseaux sociaux, aux dépens parfois de l’école ou de leurs professeurs. Un peu. Pas grave, on les sanctionne. Sévèrement. Non mais.
Deuxième épisode. L’institution scolaire, soucieuse, décide de prendre en charge ce problème de manière prioritaire. Elle aurait pu alors simplement faire appel au Clemi et à ses équipes académiques, dont c’est tout de même la mission. Elle aurait ainsi pu tenter de repérer dans chaque académie des formateurs compétents, professionnels de l’éducation, continuer à les former, les décharger correctement, bâtir avec eux les contenus de formation adéquats aux besoins des élèves et de leurs professeurs… Cela aurait été intelligent. Non, on a préféré, en haut-lieu, en très haut-lieu, confier le dossier à de funestes officines, associations ou autres organismes, issues on ne sait d’où, avec qui on a signé des partenariats et des conventions, à qui on a accordé force subventions publiques bien grasses et ouvert en grand les portes des établissements scolaires. Ces boutiquiers vont y porter devant les élèves stupéfaits une parole seulement anxiogène et idéologiquement très marquée. Un échec sur toute la ligne, qui se perpétue aujourd’hui encore.
Troisième épisode. C’est celui de la refondation de l’école avec son volet numérique. Là, resurgit telle le phénix une éducation aux médias et à l’information qui n’apparaît en aucun cas comme un moyen de renforcer l’esprit critique des élèves, d’en faire de jeunes citoyens avertis de la nature des messages médiatiques et capables de les déchiffrer, ayant acquis des compétences pour publier et ainsi confronter leur opinion à celle de leur auditoire. Bien au contraire, le seul objectif est celui de responsabiliser les jeunes sur leurs usages d’Internet, démarche fortement teintée d’une curieuse morale aux ressorts douteux, voir un article récent où je tentais de démêler tout cela. Cette volonté, encore répétée aujourd’hui-même sur une table ronde d’Éducatice à ce sujet, transparaît de tous les documents qui en parlent, de manière explicite ou non. J’ai déjà évoqué tout cela dans un certain nombre de billets dont l’un d’entre eux, « L’éducation aux médias à la sauce Lescure » rapportait la curieuse manière dont Pierre Lescure, chargé du rapport éponyme, envisageait l’éducation aux médias numériques :
« D’autre part, l’effort de pédagogie doit concerner les pratiques culturelles en ligne. Il s’agit de sensibiliser les internautes aux opportunités offertes par Internet en matière d’accès à la culture, de les aider à distinguer les pratiques licites et illicites, de les informer sur les risques encourus en cas de téléchargement illicite et de les sensibiliser à l’existence d’une offre légale. S’agissant des jeunes publics, cette action pourrait prendre place au sein de l’éducation aux médias, dont le ministre de l’éducation a annoncé qu’elle serait “renouvelée, de l’école primaire au lycée”, et “adaptée aux supports et outils de communication contemporains”. »
Dans son rapport, Pierre Lescure, lui aussi sans doute défiant à l’égard de l’institution, envisageait qu’un certain nombre d’associations — il citait les mêmes déjà citées supra et qui ont fait tant de mal dans les collèges, principalement — mais aussi des institutions, comme la CNIL, puissent prendre cette action en charge.
Quatrième épisode. Depuis la sortie des textes concernant le volet numérique de la refondation, on ne compte plus les institutions qui se sont lancées à corps perdu dans l’éducation aux médias, proposant souvent une plateforme d’accueil sur leur site et des outils adaptés. Après le ministère de l’éducation nationale et la CNIL, c’est aujourd’hui le CSA qui lance sa plateforme, sans d’ailleurs s’apercevoir que le « A » de son sigle était devenu numérique. Il est vrai qu’il doit se préparer dans l’allégresse, car on le lui a promis, à accueillir les dispositifs de régulation et de répression pris en charge par la Hadopi. Oh le beau dossier ! L’audiovisuel qui prend en charge la régulation de l’Internet, on progresse !
Cinquième épisode. La Hadopi justement, moribonde donc et exsangue car privée d’une partie de son budget, continue à ruer dans les brancards et à réclamer sa part du gâteau idéologique. Les ayants droit, sous son égide, veulent pouvoir, eux aussi, aller porter la bonne parole d’une éducation aux médias à la sauce Lescure, donc uniquement préoccupée de préserver le droit des auteurs tel qu’il est et de réprimer les pratiques de téléchargement illicite, dans les collèges et lycées de France. Par l’intermédiaire de sa Direction de la Communication et des Relations Extérieures (sic pour les capitales), la Haute Autorité vient d’écrire à tous les DAN de France, délégués académiques pour le numérique, conseillers des recteurs. Ce courriel, manifestement prévu pour être adressé directement aux chefs d’établissements, principaux et proviseurs, puisqu’on y parle des élèves de leurs établissements, les incite à mettre en place avec ces derniers, sous la responsabilité de la Hadopi, des ateliers d’information et de sensibilisation.
Il s’agit, dit la Hadopi, « de les [élèves] sensibiliser au respect du droit d’auteur sur Internet, à la création culturelle et à l’offre légale ».
Le courriel précise que ces ateliers seront pris en charge pour partie par les « acteurs de l’offre légale ». Je traduis : il s’agit en fait de faire rentrer dans les classes les marchands de biens de consommation culturels numériques en ligne ayant bénéficié du label PUR qui identifie l’offre légale. Label PUR attribué par la Hadopi, les choses sont bien faites…
Par ailleurs, pour mieux convaincre les délégués académiques et les chefs d’établissement, la Hadopi n’hésite pas à évoquer, comme d’autres l’ont fait avant elle avec tout aussi peu de rigueur intellectuelle, un partenariat avec le Clemi totalement imaginaire. Si des réunions ont bien eu lieu entre le Clemi et la Hadopi, jamais aucune convention n’a été signée à quelque sujet que ce soi.
Enfin, il semble bien que la Hadopi, en faisant entrer dans l’école, au contact des élèves, des « acteurs de l’offre légale », sans qu’il soit possible de vérifier que ces marchands ne mettent en avant, de manière privilégiée, face aux élèves, leurs plateformes labellisées de téléchargement légal, porte atteinte à la neutralité commerciale et économique de l’école. L’expérience montre que ce n’est jamais une bonne idée de faire entrer les marchands dans les classes, sans prendre de nombreuses précautions pour garantir la neutralité de la parole qu’ils portent.
Fin de l’histoire.
Toute bonne histoire se termine par une morale. Dans ce cas, quelle est-elle ? Je ne cesse de le répéter : pour résoudre un ou des problèmes éducatifs, il est nécessaire de faire confiance d’abord aux professionnels de l’éducation et de refuser qu’entrent dans les classes ceux dont la place n’y est pas.
Dans les cas qui nous occupent, le ministère de l’Éducation nationale aurait été bien avisé de former, de manière massive et exclusive, dès le début de ce millénaire, les professeurs et les élèves à une culture humaniste de l’Internet et du numérique, pour en promouvoir les bonnes pratiques d’abord, dans le cadre d’une éducation aux médias rénovée.
Ironie : c’est ce que semble enfin proposer dans ses dernières déclarations publiques Mme Catherine Becchetti-Bizot, à qui le ministre a confié la mission de préparer le terrain d’une grande politique sur le sujet du numérique et de l’éducation aux médias. On aura juste perdu dix ans.
Il restera à changer les programmes. Nous en reparlerons très bientôt.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, même si la Hadopi est dans son rôle en tentant d’expliquer les missions qu’elle a reçues de la loi, elle serait bien avisée de tempérer quelque peu la présentation de ces dernières, notamment dans leurs aspects les plus répressifs, à l’observation des pratiques des jeunes qui véhiculent de fortes valeurs de partage et d’échange et qui méritent plus de considération et de compréhension qu’une stigmatisation aveugle.
La loi est ce qu’elle est mais s’il est bien un sujet qui mérite un regard un peu plus ouvert et circonspect, surtout quand on s’adresse aux jeunes, c’est celui de la révolution culturelle à l’heure du numérique. La manière dont sont aujourd’hui rémunérés les auteurs, écrivains, musiciens, dessinateurs, photographes, cinéastes… va devoir évoluer, de manière évidente, de même que devront s’adapter, ce à quoi ils rechignent aujourd’hui, les distributeurs de produits culturels et industriels du divertissement..
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Jeanne Menjoulet via photopin cc
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