L’irrésistible et frileuse tentation des replis sur soi numériques

Même pas peur ! Quel beau slogan ! C’est exactement celui que l’An@é a choisi pour mieux faire comprendre pourquoi il faut faire la fête à l’Internet et au numérique, en organisant l’événement « Carn@val numérique » le 18 mars prochain, à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette. Même pas peur, en effet, pour bien montrer qu’il convient de tenir aujourd’hui une attitude bienveillante et confiante, ce qui n’exclut nullement la raison, à l’égard du numérique et, pour ce qui concerne l’école et les changements induits, à l’égard du numérique éducatif.

Même pas peur ! Je suis fier et heureux de faire partie de cette aventure.

Pendant ce temps-là, la France a peur

Confrontée, de manière un peu violente, je le concède, à une dérégulation de l’information et à la désintermédiation générale comme à la possibilité de la difficulté du doute et de l’incertitude, ce dont elle a horreur, l’école a peur. Ses maîtres ont peur, ses cadres ont peur. Du haut en bas de la hiérarchie, c’est la frousse généralisée, la grande panique à bord, le désarroi profond.

C’est assez compréhensible finalement. Le numérique constitue la plus grande entreprise de remise en cause des élites que l’histoire ait jamais produit. Les unes après les autres, ces femmes et hommes d’élite, auto-désignés, élus, méritants, peu importe, ont exprimé ces dernières années leur désarroi et leur incompréhension des changements que le numérique met en œuvre.

Les premiers à avoir réagi, sans doute, sont les journalistes, confrontés à des crises successives, la désintermédiation, l’économie, celle de l’attention d’un côté comme celle des choix financiers de l’autre, la critique sévère et, aujourd’hui, la désinformation et le complotisme. Ce blogue a déjà recensé les grognements outrés de journalistes contre ceux qui osaient bloguer ou commenter… les gueux ! Nombre de ces journalistes sont aujourd’hui les patrons de grands médias numériques.

Et puis il y a eu les artistes, empêcheurs de partager en rond, les éditeurs, les femmes et hommes politiques — la crise de la représentation politique connaît chaque jour encore de nouveaux soubresauts — puis, plus récemment, l’ensemble de la noble corporation des enseignants, cadres et professeurs confondus.

Tous ces gens-là ont eu peur, continuent d’avoir peur et auront peur encore demain. Peur d’être contredit, d’entendre leur parole contestée et critiquée, leur autorité remise en cause. Peur de lâcher prise, de perdre le contrôle, peur de descendre — de tomber — de leur estrade, chaire ou autre piédestal. Ils ont peur, vous dis-je. Rappelez-vous Éric Sadin qui ne voulait pas que les élèves aillent vérifier ce que leur disait leur professeur !

Et le plus incroyable, c’est qu’ils s’en défendent.

La peur à l’ouvrage

Les peureux réinventent alors le numérique à grands coups de replis sur soi. C’est pratique. Surabondamment, un peureux qui prend conscience du pouvoir qu’on acquiert à être capable de faire peur devient alors un censeur. C’est un penchant naturel.

Christian Westphal, n’est certes pas peureux ni censeur. En effet, il autorise ses élèves à utiliser, dans le cadre du cours de physique-chimie, leurs propres smartphones, en contradiction assumée avec la loi — il ne prend pas grand risque, semblant bénéficier de l’appui de sa direction et de la DANE de son académie. Il vient de rédiger un commentaire à un de mes précédents billets, intitulé « Le rêve fou d’un numérique éducatif déconnecté d’Internet ! », et tente d’expliquer l’inexplicable :

« Garder le contrôle, objectif majeur de beaucoup d’enseignants. Vu l’inventivité débridée des gamins, c’est compréhensible, mais est-ce vraiment une bonne idée ? »

Comme d’autres ailleurs arguent des mérites supposés au CDI d’une « bibliobox » (déjà, le nom !), appelée aussi parfois « CDIbox », au motif d’échapper aux « inconvénients d’Internet » (sic, voir ci-dessous). Les inconvénients ! Si ce n’est pas de la peur, ça y ressemble.

Dans cette curieuse vidéo, un professeur documentaliste explique que sa direction refuse qu’on installe des bornes Wi-Fi mais détaille le fonctionnement d’un petit routeur, transformé en serveur de fichiers à l’aide d’une clé USB (!), installé au CDI, qui fonctionne en… Wi-Fi. Attention, nous dit-il, puisque c’est un petit routeur, c’est un petit signal Wi-Fi ! Au-delà de la faiblesse de l’argumentation technique, ce vaillant professeur pourrait rappeler à sa direction (il suffit de frapper à la porte ci-dessus) que des fiches présentent sur le site du ministère un référentiel complet auquel se conformer pour utiliser le Wi-Fi en école ou en établissement. Il convient de noter que les collectivités locales, en charge de la connectivité et de l’équipement des écoles et établissements s’y conforment elles aussi.

À noter notamment, dans ces fiches, que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, dans un rapport rendu à ce sujet, « ne préconise aucune mesure de réduction des expositions en matière de Wi-Fi, y compris en ce qui concerne les enfants […] ne préconise pas non plus d’exclure l’utilisation des téléphones mobiles par des enfants ».

Mais la direction a peur donc la direction censure.

Continuons à écouter notre prof-doc. Son machin vient de la Piratebox — vous ne rêvez pas, le domaine piratebox.cc a un suffixe en CC qui ne signifie pas Creative Commons mais qui utilise celui des Îles Coco —, nous dit-il, dispositif utilisé jadis pour lutter contre la surveillance de l’Internet, Hadopi et consorts, et permettre de partager sans s’identifier des contenus pas toujours très… partageables. Notre collègue partage des contenus, dont on va lui faire le crédit qu’il va s’assurer qu’ils sont bien partageables, eux, sans demander d’authentifier les utilisateurs, au motif que la loi ne demande pas de le faire puisqu’ils ne sont pas sur Internet (sic).

On nous explique enfin que la boîte en question peut être posée dans une salle pour partager des contenus en l’absence de connectivité ou d’ordinateurs.

La réalité d’une société numérique connectée

Soyons sérieux un moment. Cette jolie petite boîte pas chère, celle qu’utilise Christian Westphal dans sa classe comme celle qu’utilise le professeur documentaliste de l’académie de Nice rend d’inestimables services. J’en ai bien conscience. Les deux permettent de pallier momentanément les problèmes de retard, de ci de là, dans l’équipement des salles et la connectivité à très haut débit des écoles et établissements, toutes réalités qu’il est inutile de nier, voire, dans certains cas, de contourner la censure — ou de la mettre en œuvre, la technique restant toujours capable de fournir des réponses inappropriées à des questions éducatives. Mais il s’agit de difficultés locales et momentanées et les solutions trouvées par les collègues ne peuvent en aucun cas être des solutions durables et à généraliser parce que :

  • l’école se met ainsi en décalage complet avec le réel (les élèves, très tôt, sont hyper-connectés, la  réalité est celle-là, il est vain de s’en affranchir) ;
  • il est impossible en l’absence de l’identité des utilisateurs, d’individualiser et différencier les apprentissages ;
  • la classe, le CDI… l’espace autour de la boîte si cette dernière est emportée ailleurs deviennent les lieux uniques et exclusifs des apprentissages, excluant ainsi la possibilité du lien, de la collaboration, des interactions au-delà des espaces précités et des temps d’enseignement, au-delà des limites du bocal, analogie que j’emprunte au documentaliste ;
  • dans un espace clos et restreint, il est devient totalement impossible de mettre en œuvre une éducation aux médias et à l’information qui se construit sur le pluralisme, la diversité voire l’universalité de cette dernière ;
  • le tri préalable du professeur super-médiateur ne permet pas de mettre en œuvre les compétences liées à la recherche active et à la vérification de l’information, y compris le tri de la documentation par licence ;
  • il n’est pas possible de mettre en œuvre l’acquisition d’un très grand nombre de connaissances et surtout de compétences liées à la présence en ligne, dont l’acquisition de l’autonomie et de la responsabilité qu’on attend du jeune citoyen numérique ;
  • là où on s’attend à apprendre le vivre ensemble et à nouer des liens avec l’autre, si lointain soit-il, on apprend au contraire la solitude et le repli sur soi.

Enfin, ces démarches témoignent, en matière d’équipement, qui ressort en principe de la compétence des collectivités locales, d’un amateurisme complet — qui va s’assurer que la Piratebox, jamais mise à jour, n’est pas… piratable ? — quand, au contraire, l’école a plus que jamais besoin de démarches professionnelles pour des professionnels de l’éducation.

Allez, pour terminer, une petite citation de mes camarades de Nipedu qui rappellent que débrancher l’école est inconcevable et qu’il convient, ensemble, de se mettre au boulot et de réfléchir pour vaincre sa peur :

« Nous souhaitons, nous aussi, une école qui se soucie de développer la créativité, l’esprit critique, la capacité à collaborer, à mener des projets, sans renoncer à l’excellence, aux savoirs, au respect de l’autre et de soi-même, à nos valeurs, à notre histoire en construction.
Voilà pourquoi, il est effectivement important de démythifier l’inconcevable idéal d’une école débranchée qui relève le plus souvent d’une vision partielle des enjeux de l’éducation aux médias et à l’information, au fait numérique, aux sciences informatiques. Ces dernières années, les nombreuses interventions dans les manifestations dédiées à l’éducation aux médias ou au numérique à l’école, les publications, les dispositifs pédagogiques ont démontré la capacité de la communauté éducative à mettre en œuvre des réponses pédagogiques réfléchies, ambitieuses et adaptées, numériquement frugales pour répondre aux besoins de nos élèves. »

Un jour, nous reparlerons peut-être de la perte de contrôle qui n’est pas forcément une mauvaise chose et de la réintermédiation qui n’en est pas une non plus.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photos : Pixabay et Antoine Moussy

[cite]

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3 commentaires pour “L’irrésistible et frileuse tentation des replis sur soi numériques
  1. Ninon Louise LePage dit :

    Il s’agit d’une « révolution » qui se produit au quasi rythme de traitement de l’information des micro-processeurs. Un mistral qui dit-on rend parfois fou. On la vit, cette révolution, sans en être conscient la plupart du temps : entre mobiles, fitbits, logarithmes qui gèrent de grands pans de nos vies . . . mais quand vient le temps de penser « éducation » de nos enfants on tourne en rond, on se déchire, on s’oppose . . . et comme tu et vous le dites si bien, semblons appeurés, peur de perdre son statut, peur d’être noyée par la vague de connaissances, de culture auxquelles ces jeunes qui nous font face ont accès, peur qu’ils échappent à notre autorité. Bravo au mouvement  » Même pas peur » . . . quelqu’un n’a-t-il pas dit .quelque chose comme . . nous n’avons rien à craindre si ce n’est la peur elle-même.

  2. Christian W dit :

    Beau billet, vraiment…

    Une petite précision de vocabulaire quant à mon commentaire précédent : oui, je «comprend» la peur de perte de contrôle éprouvée par certains de mes collègues. Elle n’est pas propre au numérique mais plus générale. Je les côtoie assez pour la comprendre même si je la partage pas.
    Sujet au vertige j’aurai peur de faire un saut à l’élastique, j’espère qu’un sauteur plus aguerri me comprendra sans bien sûr partager mes craintes. J’arrête là la comparaison, il me parait évident que la perte de contrôle serait bien plus profitable à un enseignant qu’un saut à l’élastique.

    Tu précises justement que ce bricolage est destiner à pallier à une absence de couverture wifi convenable. Oui et c’est regrettable. Néanmoins j’ai bon espoir suite à une réunion récente : le département semble vouloir (re)prendre en main l’équipement et la maintenance du matériel des collèges. Si la volonté affichée de proposer de l’équipement de qualité (par ex. la fibre est annoncée chez moi pour 2017) se vérifie, alors je compte bien pousser à la roue pour un wifi convenable. Mais quand ? en attendant, il faut bien continuer de travailler.

    Pour finir, deux petits détails :

    Le premier sur l’absence d’identité des utilisateurs. Il ne t’aura pas échappé qu’il s’agit dans mon cas d’un moodle… avec des utilisateurs *identifiés* dont les activités peuvent être plus ou moins fortement individualisées, à minima par le rythme libre de progression.

    Le deuxième sur l’espace limité autour de la boite est une conséquence du premier. Je duplique sur le moodle «académique» les activités faites en classe, pour que les élèves y aient accès depuis chez eux. Sauf que… les deux annuaires sont différents puisque je n’ai pas accès à celui de l’ENT et donc les élèves qui voudraient reprendre le travail fait en classe ne retrouveront pas leur données. C’est là effectivement la grosse limite de ce système, ils l’ont compris, ils me l’ont exprimé et ils le regrettent autant que moi.

    J’avais annoncé deux «détails» mais en fait non, le deuxième est tout sauf un détail ;-)

    • Merci pour toutes ces précisions.

      À propos de la perte de contrôle, Delphine Barbirati dit souvent qu’il convient de la transformer en lâcher prise pour la rendre positive.

      J’avais oublié ton Moodle et je note que tes élèves sont bien identifiés, ce qui n’était pas le cas au CDI dans l’exemple ci-dessus et probablement ailleurs de la même manière.

      J’aurai plaisir à t’écouter en dire un mot le 18 mars prochain au Carn@val numérique :).

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