Le numérique éducatif, entre innovation et contraintes (suite et fin)

Classe

J’évoquais il y a quelques jours dans ce billet certaines des contraintes externes qui ont freiné et continuent à entraver l’essor d’une école innovante qui tente d’être en adéquation avec son temps et la société numérique. Parmi ces contraintes et ces freins, j’évoquais le rôle particulier de certains des partenaires privés au premier rang desquels il fallait placer l’édition scolaire, particulièrement revêche et rétive au progrès et au numérique. Toujours accrochés aux modèles économiques du millénaire précédent, les éditeurs et, en particulier, ceux qui travaillent sur le secteur éducatif, ont longtemps rechigné à investir dans le numérique, différant sans cesse leurs activités recherche et développement dans ce secteur.

Il y aurait encore tant à dire ! À commencer par l’incompétente incurie des constructeurs de tableaux interactifs infichus de se mettre d’accord sur un format logiciel d’échange, libre de préférence ! N’y revenons pas.

Le développement du numérique éducatif, toujours fortement accompagné de démarches innovantes, s’est trouvé freiné et entravé pour d’autres raisons qu’il faut chercher, cette fois, au sein de l’école soi-même. J’en vois au moins trois qui me paraissent plus importantes que les autres.

1. La volonté de régulation

Je vous l’ai déjà dit souvent, l’arrivée d’Internet dans les écoles et établissements scolaires, leur mise en réseau et l’acculturation numérique progressive ont développé des modes de fonctionnement anarchiques, dérégulés, faisant fi des tutelles et des hiérarchies. Ces dernières ont mis à peu près dix ans à réagir. Après les heures folles des pionniers, correspondant grosso modo aux dix dernières années du siècle dernier, après l’arrivée de l’Internet pour tous, il apparaît nécessaire pour le système éducatif de mettre un terme à toutes les initiatives douteuses, innovantes certes mais douteuses, des aventuriers des premières années. Non mais !

Çà et là, on installe des passerelles techniques locales ou centrales pour filtrer, massivement et sans trop faire le tri ni d’éducation, on édicte des pseudo-chartes jamais négociées en guise de règlements intérieurs aménagés, on interdit lecteurs MP3, téléphones, baladeurs sans trop faire la différence ni consulter les élèves, on semonce les enseignants innovants en leur rappelant qu’il convient de demander l’autorisation d’abord et de rendre compte ensuite, on s’immisce sournoisement dans les forums et listes de diffusion éducatives pour que les rebelles filent droit, on assujettit le numérique pédagogique à l’informatique administrative et aux DSI rectorales et académiques !

Et, surtout, dès le début de ce millénaire, on décide de la mise en place des ENT ! Ah, les ENT ! Tout un poème ! Le « E » des ENT, mis d’abord pour espace ou environnement, devient vite synonyme d’encadrement. Il convient de mettre de l’ordre, des limites, des cadres aux usages numériques dérégulés qui doivent maintenant ne pouvoir s’exprimer que via ces portails sclérosants, mais officiels et dûment validés, eux. Finis les sites et autres blogs sauvages ! L’expression des élèves et des professeurs doit pouvoir trouver sa place de manière raisonnable quelque part sur l’ENT, entre les menus de la cantine et le mot de l’IEN ou du proviseur.

Les collectivités, qui y ont vu l’occasion de rendre à la fois d’éminents services (notes, absences, liaison, information) aux parents électeurs et aussi la possibilité de s’immiscer subrepticement dans ce système éducatif qui leur coûte si cher, se sont laissées aller à négocier des marchés juteux pour les opérateurs du secteur. Ces derniers ont développé des portails mal foutus, bogués, dépourvus de toute ergonomie, inutilisables pour la pédagogie du quotidien, comme d’ailleurs pour l’administration, trop compliqués à utiliser par les élèves et leurs parents.

Première conséquence : c’en était fini ou presque de l’innovation numérique. Deuxième conséquence : comme les ENT, à quelques exceptions près, ne fonctionnent pas, l’innovation trouve un nouveau souffle. Tant mieux.

On a juste perdu quelques longues années.

2. L’archaïsme de l’encadrement

J’ai déjà trop évoqué ce point, dans de nombreux billets, dont celui-ci, d’ailleurs qui n’est pas tout jeune et qui place la fracture numérique au cœur même du système éducatif : l’encadrement et les corps d’inspection, tous degrés confondus, sont les premiers responsables des retards accumulés dans le développement du numérique éducatif et surtout pédagogique.

Généralement mal ou pas formés, après une première période d’incompréhension puis d’observation, ils se sont massivement mis en travers des initiatives innovantes, cherchant dans un premier temps à les dissuader, dans un deuxième à les réguler — ils ont participé à qui mieux mieux à dresser les barrières que j’évoquais dans le point précédent —, dans un troisième à s’en attribuer les bénéfices.

C’est compréhensible. L’Internet, le numérique, ont apporté de l’anarchie, de l’horizontalité, du transversal et du partage pair à pair là où régnait l’ordre hiérarchique et l’injonction verticale descendante. La collision était inévitable.

Bien sûr, certains chefs d’établissement comme certains inspecteurs, ont mieux compris ce qui se passait et ont anticipé le changement, modifiant eux aussi radicalement leur posture autoritaire voire  autoritariste. Mais ils sont bien rares…

Je ne veux pas tirer sur les ambulances, sérieusement malmenées ces temps-ci. À longueurs de billets dans Educavox, Pierre Frackowiak, ancien IEN pourtant, dénonce les travers d’une hiérarchie sclérosée, inadaptée, et regrette amèrement que la refondation de l’école se préoccupe si peu de prendre en compte les mutations sociétales de ce siècle et d’assigner de nouvelles missions aux corps d’inspection. De son côté, dans un billet récent intitulé « Contribution pour une refondation 
de l’inspection pédagogique en France », Dominique Momiron pose d’emblée les bonnes questions :

« Comment peut-on changer l’école en gardant les mêmes personnels d’encadrement qui ont été élevés” dans le culte du système tel qu’il existe jusqu’à maintenant ? Faut-il faire tomber des têtes ? Toutes les têtes ? Bref, faut-il s’engager dans une épuration idéologique ? Mais alors sur quelle base idéologique ? »

La question de la culture historique de l’école et de la formation ne concerne d’ailleurs pas que les cadres, mais tous les enseignants à l’identique.

3. La formation des maîtres

Que dire ? Ce billet récent — décidément, il y a de bonnes lectures à faire, en ce moment ! — montre à quel point certains jeunes enseignants, frais émoulus de leur formation initiale, sont complètement à côté de la plaque. Formatés à l’université par des maîtres peu rompus à l’innovation — c’est un euphémisme ! — et pour lesquels le numérique est bien souvent à la fois un supplétif cosmétique, oiseux et superflu, ces jeunes certifiés ou agrégés reproduisent illico les formes mêmes d’enseignement qu’ils ont eux même reçu, adoptent les mêmes postures que leurs maîtres, se conforment aux mêmes schémas en copiant les mêmes séances, vérifient chez leurs élèves l’acquisition des mêmes apprentissages… quelques longues années plus tard. J’ai d’ailleurs rédigé un article à ce sujet un jour que j’avais les idées noires…

Bon, c’est sans doute un cliché, mais j’entends bien qu’il est à la fois plus facile et nécessaire d’innover quand on enseigne dans la difficulté, face à des élèves décrocheurs ou simplement très faibles. Et j’entends bien aussi que l’innovation n’est pas a contrario très présente dans les classes des écoles, collèges ou lycées des beaux quartiers, comme on dit. Dans ces classes, l’innovation y est d’ailleurs curieusement aussi peu présente que le numérique, à tel point que certaines écoles privées très prisées de certaines « élites » se spécialisent dans un enseignement « à l’ancienne » !

Tout de même, je ne sais pas ce que vont devenir ces nouveaux ESPE mais il convient que la formation initiale qu’ils dispenseront et, plus tard, la formation continue, permettent aussi, au-delà des objectifs disciplinaires, à ces jeunes enseignants d’être en prise avec leur temps et la société qui les entoure, en connivence et compréhension avec les jeunes qui seront leurs élèves, l’esprit ouvert et éveillé à l’innovation pédagogique, numérique en particulier…

Si la refondation ne met pas un terme à cette politique stupide de régulation outrancière, en libérant les initiatives, si elle ne se préoccupe pas de remettre à plat la formation et les missions de l’encadrement, si la formation des enseignants elle-même ne s’inscrit pas délibérément dans le temps de la modernité et du numérique, ouvrant la voie à l’innovation pédagogique, il y a fort à parier que le tout récent Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative n’aura pas grand chose à évaluer, recenser ou diffuser.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Thomas Hawk via photopin cc

[cite]

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