Numérique éducatif : plus d’1 prof sur 2 n’est pas convaincu !

VerreLe site Éduscol vient de mettre en ligne les résultats de l’enquête Profetic du printemps 2014. Elle a pour objectif « de connaître les pratiques des enseignants en matière d’utilisation du numérique », de telle manière, disent ses concepteurs, à « avoir une photographie quantifiée au niveau national » et « disposer d’informations précises sur les pratiques pour favoriser le dialogue avec les collectivités territoriales ».

D’emblée, Éduscol titre sur les progrès réalisés depuis deux ans : « 49 % des enseignants sondés en 2014 sont convaincus des atouts du numérique dans l’éducation contre 39 % ».

Si, de prime abord, la progression semble intéressante, ces chiffres, avec le recul, apparaissent comme assez terribles !

Il faut d’abord prendre conscience que ces professeurs se prononcent minoritairement, n’en déplaise, sur leur conviction des atouts du numérique, pas sur leur implication personnelle pour que leurs apprentissages s’imprègnent du numérique. Il faut prendre encore conscience que cette proportion minoritaire, je le répète, concerne ceux des professeurs qui ont été sondés et, parmi ces derniers, la part assez faible (58 %) de ceux qui ont répondu, sollicités pendant plusieurs semaines puis relancés par leur chef d’établissement ! Enfin, imaginez la même question posée à n’importe quel autre travailleur, dans les services, les entreprises…

La réalité qui saute aux yeux est toute différente : plus d’un professeur sur deux, parmi ceux qui ont daigné répondre (près de 6 sur 10), n’est pas convaincu des atouts du numérique dans l’éducation ! En 2014 ! Je ne sais pas pour vous, mais moi, ça me glace !

Un curieux vocabulaire

Vous savez l’importance que j’attache au choix des mots. En l’occurrence, les mots ou phrases choisis pour les questions ou les commentaires de cette enquête sont assez significatifs de la distance — est-ce inconscient ? — que mettent les concepteurs eux-mêmes entre l’école et le numérique, entre de simples usages distants et un investissement ou un engagement qui vont de soi.

Des exemples ? On « utilise » des outils, les TIC (sic), le numérique, des ressources… Pourquoi ne pas se les approprier, les intégrer à son enseignement ? Pourquoi s’approprier même des outils alors qu’il s’agit de faire se rencontrer les apprentissages et le numérique, que les deux s’interpénètrent ? On « a recours » au numérique, on en « tire des bénéfices », manière de continuer à mettre de la distance, à ne pas permettre cette diffusion qui permet justement d’éviter de se poser ces questions… On pose encore l’éventualité de l’« utilisation » des « boîtiers de vote » alors que leur fonctionnalité de vote est anecdotique et qu’il s’agit, pour l’élève, de se positionner, de répondre à des questions, lors d’une évaluation formative, par exemple. On n’est pas, en l’occurrence, obligé de reprendre, sans le questionner, justement, le vocabulaire abscons choisi par les marchands !

Bon sang, j’avais compris, moi, qu’il s’agissait de faire entrer l’école dans l’ère du numérique, pas d’utiliser le numérique à l’école !

Au-delà de ces considérations utilitaires qui conduisent à rendre l’enseignant passif, quand il s’agit du choix des ressources à intégrer dans les enseignements, on renforce sa posture consumériste en ne l’interrogeant que sur les abonnements pris par son établissement et pas sur celles dont il peut être producteur. Enfin, et cette remarque n’est pas la moindre, quand un professeur a besoin d’aide, on ne l’interroge pas sur qui peut l’aider ou l’accompagner mais sur qui peut l’« assister » !

Utilitarisme, consumérisme et assistance sont-elles les mamelles du numérique éducatif ? Si c’est vrai, il y a de quoi très sérieusement s’inquiéter.

Pour terminer sur le vocabulaire et le choix des questions, on peut s’étonner que les maîtres volontaires pour répondre ne soient pas questionnés, ou alors de manière très indirecte, sur les modifications posturales qui peuvent naître du choix d’une pédagogie numérique et de nouvelles modalités pour enseigner.

Le matériel et les ressources

Sans trop s’attarder sur les réponses fournies à ce sujet, on peut néanmoins essayer de noter quelques tendances ou idées-forces de ce sondage :

  • les professeurs sont trop peu nombreux à être dotés de matériel et y sont généralement de leur poche pour les ordinateurs portables dont ils se servent souvent en classe ; de plus, comme le notent les enquêteurs, la tendance est à la décroissance des dotations par les collectivités territoriales… ;
  • les matériels préférés des professeurs — ce sont d’ailleurs des chiffres en progrès depuis 2012 — sont ceux qui renforcent leur posture magistrale et un enseignement de type frontal : ordinateur pour le professeur, tableau ou vidéo-projecteur interactif ou pas ;
  • les liseuses numériques sont pratiquement et désespérément absentes des collèges ou des lycées, même dans les 3C ou CDI

L’« utilisation » du numérique hors la classe et dans la classe

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Le numérique n’est pas pédagogique, il a d’abord une forte couleur administrative. Si, c’est vrai, les professeurs disent passer beaucoup de temps, en ligne, chez eux, pour trouver les documents et exemples d’activités nécessaires à la préparation de leur cours, ils passent aussi beaucoup de temps à remplir le cahier de textes en ligne et saisir les notes et les absences, activités importantes certes. En revanche, plus d’une moitié d’entre eux (je rappelle qu’il s’agit d’une moitié de 58 % de l’échantillon) disent ne jamais ou presque « utiliser » le numérique pour personnaliser les apprentissages, que cela soit en mode dirigé ou autonome…

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On ne devrait jamais poser ces questions et publier de tels résultats ! C’est se faire trop de mal… Même si les pratiques semblent en hausse par rapport à il y a deux ans, il faut convenir que les professeurs détestent communiquer ou rechignent à le faire, qu’ils détestent encore plus animer des communautés d’échanges

Il s’agit là d’une opposition formelle et quasi atavique aux valeurs d’échange et de partage portées par le numérique soi-même. Cela ne laisse pas d’inquiéter…

Comment trouver de l’aide en cas de besoin ?

Les professeurs se disent être et semblent en effet être plus autonomes. Il faut, je crois, s’en réjouir même si la diversification et la complexité des matériels sont grandissantes.

Le graphe suivant apporte en revanche quelques éclairages curieux et presque inquiétants sur les ces cercles de confiance des professeurs.

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S’il semble naturel que les professeurs connaissent mal les DANE ou les missions académiques associées, encore jeunes, s’il faut se réjouir du succès des portails institutionnels, disciplinaires ou pas, il faut observer aussi l’incroyable indifférence dont font preuve les personnels interrogés à l’égard du réseau CANOPÉ et, surtout, des corps d’inspection ! Incroyable ! Seuls 2 % des professeurs interrogés font appel à leurs corps d’inspection pour des problèmes pédagogiques ! C’est dire le peu de confiance dont ils bénéficient…

N’y a-t-il pas quelque chose à faire, là ?

Ce qui explique que les professeurs ne s’engagent pas

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On admirera au passage que la question n’est pas : « Pourquoi ne vous engagez-vous pas dans une pédagogie rénovée par le numérique ? » mais « Quels facteurs peuvent vous dissuader de faire usage des TIC ? » ! J’avais déjà traité ce sujet des bonnes raisons pour échapper au numérique en me permettant de donner, sur un ton ironique, quelques conseils aux débutants (1). Je n’avais pas tout à fait tort, on retrouve la plupart de ces raisons dans le graphe ci-dessus.

Attention, ces raisons, souvent douloureuses, avancées par ces professeurs, sont bien réelles, même s’il convient de s’interroger parfois sur la supposée insuffisance des équipements et le manque de formation ! Il faut noter néanmoins, comme des leçons fortes de cette enquête :

  • la prise de conscience — il s’agit pourtant d’un nouvel item de cette enquête — de l’étroitesse et de l’insuffisance des tuyaux menant à l’Internet ;
  • l’observation de l’inadaptation des contenus et des programmes disciplinaires au numérique ;
  • la perception de la réalité des pratiques numériques des jeunes fort distantes des activités proposées en classe.

Quand on interroge les professeurs ensuite sur leur formation, on observe que ceux qui répondent et dont je rappelle une fois de plus qu’ils ne sont qu’une partie, la plus concernée, du total, disent s’être formés majoritairement de manière autonome, ce qui n’est guère étonnant, et, surtout, n’avoir été que 29 % à avoir été formés avant d’entrer dans le métier, en formation initiale. Il s’agit là de l’observation éclatante de l’incapacité de cette dernière, en IUFM puis maintenant en ÉSPÉ, à évoluer vers une modification des pratiques professionnelles, en adéquation avec la société numérique. La lecture des nouvelles maquettes des ÉSPÉ n’augure d’ailleurs rien de bon : le numérique reste la dernière roue de la charrette pédagogique.

Une fois de plus, Profetic interroge ensuite les professeurs sur les bénéfices observés de l’« utilisation du numérique » — ah ! ce que je hais ces mots ! Je répète et rappelle que ce n’est pas la bonne question (2). Il est beaucoup plus intéressant, ce qui n’est pas fait, d’interroger les praticiens de la pédagogie sur ce que ça change, les modifications des attitudes et des modes d’enseignement, plutôt que de leur poser la question de supposés bénéfices apportés à une pédagogie qui reste pour l’essentiel traditionnelle. Pour changer le paradigme, il faut d’abord changer le questionnement.

Je vous fais grâce de ces fameux bénéfices qui n’ont que peu d’intérêt.

Comme je vous fais grâce des considérations oiseuses sur le B2i dont on apprend, s’il fallait s’en convaincre, que c’est un échec monumental. Et je pèse mes mots.

La fin de l’enquête est consacrée à la représentation des profils différents, ceux qui « utilisent » ou pas, ceux qui « sont convaincus » ou pas. On n’apprend pas grand chose, vous le constaterez par vous-même, à l’exception peut-être de ces deux points :

  • ceux qui résistent et ne s’investissent pas restent nombreux encore — peut-être devraient-ils, c’est mon sentiment, imaginer de changer de métier car la suite risque d’être douloureuse pour eux ;
  • à la vitesse où les mentalités et les engagements évoluent, il faudra largement sans doute au moins deux ou trois décennies avant que le numérique ait fortement imprégné les apprentissages et changé les modalités d’enseigner, dans toutes les disciplines.

Il est temps de changer de braquet. Où en sera la société alors ? Où en seront les jeunes, les élèves ?

Les réactions et commentaires des enseignants, enfin, sont intéressants car il montrent, à l’évidence, même pour les plus engagés et concernés d’entre eux, la distance considérable qui sépare encore leur enseignement et leurs pratiques professionnelles du numérique, de cette nouvelle approche qui diffuse dans les pratiques sociétales, citoyennes et professionnelles à l’écart de l’école.

Non, finalement, et contrairement à ce que pensent d’aucun(e)s dont j’admire l’optimisme, le verre reste à moitié vide encore. Penser ou dire le contraire, c’est s’aliéner la possibilité de critiques constructives en mesure, toutes proportions gardées, de susciter la réflexion et d’infléchir les orientations pour faire avancer l’école numérique.

C’est mon avis et, comme c’est la tradition avec le numérique, je le partage. Le verre à moitié vide aussi…

Michel Guillou @michelguillou

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Les graphes insérés dans l’article sont issus du rapport complet Profetic 2014.

  1. Profs débutants : 10 bonnes raisons d’échapper au numérique https://www.culture-numerique.fr/?p=238
  2. Numérique : changer radicalement le questionnement https://www.culture-numerique.fr/?p=712

[cite]

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