De manière très conventionnelle, la mode, en cette fin d’année, est à l’imagination, aux idées prospectives, aux prévisions, aux vœux, aux promesses pour demain. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ceux qui font ainsi métier de la prospective se sont toujours et méthodiquement trompés depuis des années, malgré les bravos recueillis dans les cénacles où ils exercent. Ils ne prennent pas grand risque. Qui le leur reproche, qui regarde en arrière ?
Pour ma part, quand ma vanité m’a laissé croire que j’étais capable de telles performances, je me suis également et régulièrement trompé. Sur ce blogue ou ailleurs. En conséquence, ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui va se passer demain en matière d’éducation et, en particulier, d’éducation avec le numérique. C’est trop compliqué. Je ne ferai donc aucun vœu, sauf peut-être celui de voir l’horizon éducatif s’éclaircir, tant il est embrumé des discours stériles sur les rythmes scolaires et la réforme du collège, quand il ne s’agit pas des programmes d’histoire ou de langues anciennes ou, pire !, des obligations de service des agrégés en collège. Je vous en reparle.
Mon audace ira pourtant à vous faire connaître la liste des annonces que le ministère ne fera pas en 2016. Je ne prends pas grand risque, je n’ai aucun doute à ce sujet.
1. L’article L511-5 du Code de l’éducation sera supprimé
Ne rêvez pas, cela n’arrivera pas. Quand la hiérarchie de la grande maison ne veut pas quelque chose, elle invoque généralement deux raisons majeures auxquelles il n’est généralement pas possible d’opposer quelque argument : la santé et la sécurité. Il convient alors de s’incliner et de battre en retraite.
En l’occurrence, tout concorde. Ce sont nos vaillants sénateurs, amollis par l’été naissant, qui ont ajouté en juillet 2010, dans la loi « portant engagement national pour l’environnement », un amendement qui modifie l’article L511-5 du Code de l’éducation, voir ci-dessous :
Au-delà de la syntaxe curieuse de cet article de loi, il convient de faire d’emblée la remarque que ces dispositions ne concernent nullement les lycées et l’enseignement post-bac et qu’elles ne concernent pas non plus l’utilisation par des adultes. Cette dernière tolérance est pour le moins curieuse : un téléphone mobile ne serait ainsi dangereux pour la santé et l’environnement que s’il est utilisé par un enfant et pas par un adulte ?
Cet article, qui ne concerne que l’usage des téléphones mobiles, dont on ne sait d’ailleurs pas la manière dont ils sont connectés, est complété par l’article 7 de la loi n° 2015-136 du 9 février 2015 relative à la sobriété, à la transparence, à l’information et à la concertation en matière d’exposition aux ondes électromagnétiques (ouf !) :
Qu’en est-il in fine ? Le tableau est bien sûr très hétérogène dans les 52 200 écoles, les 7 100 collèges et les 4 300 lycées du territoire mais il convient de noter que la situation locale est bien souvent pire que ce que permet la loi. En effet, cette dernière est appliquée de manière encore plus restrictive, quand la pression de certaines associations locales n’aboutit pas çà et là à l’interdiction pure et simple, et ce sont les services de l’État ou, surtout, des collectivités territoriales qui avancent des raisons de sécurité — traduisons : ils ne savent pas faire et ne veulent pas s’embêter avec ça — et qui entravent la mise en place des matériels qu’elles ont bien souvent elles-mêmes achetés — eh oui ! ce ne sont pas les mêmes services !
Ubu s’est installé dans la place. Au même moment où le Plan numérique du gouvernement favorise le déploiement de tablettes numériques, où des groupes de travail sont constitués au ministère ou dans les académies pour permettre l’introduction raisonnée du BYOD, où des initiatives locales pionnières avec des terminaux divers utilisant le Wi-Fi prennent place dans les apprentissages, où d’autres pionniers n’ont d’autres recours que de partager la connexion 4G de leur smartphone personnel pour pallier l’absence de connectivité ou de raccordement, les textes ci-dessus et les règlements intérieurs plus limitatifs sont sentencieusement rappelés dans les conseils d’école et les conseils d’administration des collèges et des lycées. La morale est sauve.
Cette schizophrénie est telle qu’elle aboutit à interroger les élèves professeurs dans certains CAPES, les rapports des jurys l’attestent, à propos de dispositifs BYOD qu’ils ne pourront mettre en œuvre, une fois titularisés.
Ce ne sont pas les textes qui manquent, pourtant, pour ouvrir un peu la fenêtre des possibles, à commencer par la loi dont il est possible de faire une lecture moins restrictive. Mais le ministère propose aussi, à destination des écoles, établissements et collectivités un référentiel sur le Wi-Fi qui date de mai dernier, en trois documents séparés, le premier sur les usages (!) et le cadre juridique, le deuxième définissant le cadre technique, le dernier faisant le point sur les radiofréquences et la santé. Enfin, tout récemment, après d’autres plus indépendantes, peut-être, une étude de l’Agence nationale des fréquences (ANFR) a été publiée qui montre que, en France, les normes sont telles que l’exposition du public aux ondes électromagnétiques se situe à des niveaux « très faibles ».
[Mise à jour du 4 janvier : Nextinpact publie aujourd’hui un article qui détaille et précise les résultats de cette enquête de l’ANFR]
Et pendant ce temps-là, les élèves, les grands d’abord, bien sûr, continuent de regarder sous la table pour, au mieux, vérifier ce que dit le prof, au pire — quoique — continuer leur vie sociale sur les réseaux du même nom.
2. Une plateforme nationale de blogues sera mise à disposition des élèves
C’est Canopé qui sera chargé, après définition du cahier des charges, de la mise en œuvre.
Cela concernera les étudiants et les lycéens d’abord puis, si l’expérience s’avère concluante, les collégiens et les écoliers seront progressivement invités à s’en emparer. Après Charlie, le gouvernement a pris conscience que la liberté d’expression, ça s’apprend. Cette plateforme est là pour ça. En toute responsabilité, seuls ou de manière collective, avec ou sans leurs professeurs, les jeunes s’en empareront, ce qui donnera l’occasion à leurs professeurs de mettre en œuvre les apprentissages leur permettant d’acquérir les compétences liées à l’exercice de cette liberté fondamentale.
Ne rêvez pas, je divague.
3. Une plateforme nationale de dépôt de documents sera proposée aux professeurs pour des échanges pair à pair
La plus-value est dans la facilitation du flux et la valorisation du meilleur.
Vous allez me dire, à juste titre, que Viaéduc existe déjà, censé aussi, car ce n’est pas son seul rôle, servir à ça. Oui mais non. Car Viaéduc, c’est du web centralisé où les possibilités de publication et de valorisation sont très insuffisantes, donc du stock bien conventionnel alors que le flux s’organise dans des services distribués et répartis. Et ça demande de l’animation, de l’humilité, de la responsabilité, la libération de certains droits.
Donc ce n’est pas possible. Annonce suivante ?
4. Un référentiel d’interopérabilité sera défini et respecté, la loi encouragera à se servir de ressources libres et protégera les biens communs
Bon, on ne devrait pas rire de ces choses-là… Je demande humblement pardon à ceux dont c’est le combat depuis des années.
5. Une large concertation sera lancée avec les professeurs et leurs syndicats pour refonder leurs missions
Changer l’école avec le numérique, ce n’est pas mettre des tablettes sur les tables, en tout cas pas seulement, c’est surtout comprendre que le numérique change radicalement les modalités d’enseignement. C’est prendre conscience que les temps, les lieux, les groupes scolaires vont être chamboulés et qu’il faudra de l’imagination et de la souplesse pour répondre à ces nouveaux enjeux.
Au moment ou la société des agrégés proteste parce qu’il est vaguement question de leur imposer 18 heures de cours par semaine en collège, comme les autres professeurs, il est temps de leur faire comprendre que cette définition des services a vécu car, à l’heure du numérique, le temps scolaire ne saurait s’arrêter sitôt que la cloche a sonné. La professionnalisation de ce métier demande sa revalorisation financière, la redéfinition des services et des missions des enseignants, incluant la collaboration entre professeurs sur des contenus transdiciplinaires, le recrutement aussi en plus grand nombre de nouveaux professeurs correctement formés.
En liaison avec ces nouveaux enjeux, la concertation évoquera aussi la possibilité de redéfinir les champs disciplinaires, les programmes et la formation initiale.
Je vous prie d’excuser la vulgarité des propos qui sont contenus dans les lignes ci-dessus.
À tous, je souhaite toutes sortes de choses sympathiques en 2016, de telle sorte qu’elle soit meilleure que 2015, ce qui ne devrait pas être trop difficile.
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : via Torange en CC et « Mobile Geräte » par User:IHIZ — Travail personnel. Sous licence CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons.
[cite]
Bonne année à vous aussi,
indécrottable optimiste (qui a dit «naif» au fond de la salle ?) oserai-je vous dire que je crois que tout cela reste possible ? Non pas que le miracle de Noël ai particulièrement œuvré rue de Grenelle, mais peut-être que l’évolution (lente forcement) pourrait se faire de la base, du vulgum.
Le BYOD : je connais quelques enseignants (j’en vois même un dans la glace les matins où je suis suffisamment frais) qui s’asseyent allègrement sur l’article L511-5 et les règlements étranges des établissements.
Blogs : il faut avouer que ce moyen d’expression est un peu désuet chez les ados. La folle époque des skyblogs (au goût de chiotte il faut quand même le reconnaître) est passée. Néanmoins, j’ai une collègue de français qui m’a demandé de l’aide pour s’y mettre avec les élèves. En discutant avec elle, elle est déjà passé d’une idée très «éditorialisée» à un projet plus souple laissant plus de place aux élèves. L’an passé une autre collègue a «lâché» ses élèves sur un wiki. Le résultat en est devenu un vrai bouquin papier pour la plus grande fierté des gamins. Une précision : aucune des deux n’est une geek ;-)
P2P et ressources libres : Bon d’accord, *là* il y a un très gros boulot à faire, une véritable révolution culturelle en salle des profs, trop souvent tournée vers l’attitude «si je partage plus que je récupère, je me fais avoir». Pourtant sesamath existe et devrait être porté en exemple. Une lueur d’espoir néanmoins : la réforme des programmes de collège. Si si… retravailler 4 niveaux en même temps la même année, tout seul dans son coin, c’est juste inhumain. Darwin reviens ! Seuls survivront ceux qui arriveront à coopérer.
Une question par contre pourquoi avoir séparé les deux problèmes ? Échange et licence vont de pair, non ?
Missions des enseignants : là j’avoue, je suis un peu désemparé. C’est peut-être mon côté anar qui fait que j’ai pris l’habitude de faire d’abord ce que je veux, ce qui me plaît et ce qui me semblait à faire avant d’en chercher une légitimité institutionnelle. Non, effectivement je n’attend pas grand chose de ce côté là.
Merci Christian,
Bah, je sais bien que tout change à la base mais, pour un pionnier qui arrive à faire son trou avec la bienveillance de sa hiérarchie, combien d’initiatives brisées, écrasées où les collègues renoncent, notamment dans le 1er degré où la pression est plus forte.
Vous avez raison, bien sûr, échanges et licences libres vont de pair. Mais autant je vois bien comment on peut monter une vraie plateforme distribuée, autant le vieux dossier de l’interopérabilité et des biens communs me paraît piétiner encore et toujours.
Merci encore pour l’enrichissement.
À vous lire, j’ai l’impression que l’Éducation Nationale est encore en 2006. J’étudie en ingénierie à Montréal, et ici l’intégration des TI a juste tout simplifié :
– utilisation du courrier électronique et des listes de diffusion pour la transmission d’infos et les contacts directs profs/élèves,
– Moodle comme plateforme d’hébergement des notes de cours, modules d’autoformation (avec QCM), remise des devoirs, forums de classe, compléments, etc.
– mise à disposition des supports de cours (diaporamas et synthèses) en PDF pour consultation avant la séance
– etc.
En plus les logiciels existent déjà et sont presque tous libres, il suffit de les installer sur un serveur et c’est prêt à l’emploi.
Bref, ça relève de la mauvaise volonté ou du rétropédalage.
Deux mots de commentaire après vous avoir remercié du vôtre :
– vous ne risquez pas de trouver l’expression « intégration des TI(C) » sous ma plume : tout ce que j’écrit témoigne de ma volonté de la récuser complètement ;
– dans la dernière Lettre de l’éducation http://www.lalettredeleducation.fr/Michel-Guillou-Le-plan-numerique.html, j’essaie d’expliquer que « Le discours institutionnel continue de confondre le numérique avec son outillage ».
Pardonnez-moi mais votre discours est exactement le même.
J’ai peur de ne pas comprendre la différence que vous faites ici entre numérique et outillage numérique (TI ?).
Je pense que vous savez ce qu’est l’outillage numérique (voir votre premier commentaire). Quant au numérique, j’explique ici à ma petite fille ce qu’il signifie : https://www.culture-numerique.fr/?p=1250