Le numérique a ceci de particulièrement réjouissant — pour ma part, je n’ai su que très difficilement faire autrement — qu’il contraint les femmes et les hommes à mettre en œuvre des démarches, des pratiques coopératives voire collaboratives. On parle alors de co-construction, de co-élaboration de savoirs, de co-apprentissage, de co-design…
Le préfixe « co » est convié à la fête du numérique.
J’ai souvent l’occasion de le dire, ce préfixe a trouvé un compagnon qui dérange un peu plus encore : « trans ». Il n’y a pas, dans cette société numérique, de démarche co qui ne s’accompagne d’une démarche trans. Travailler ensemble, les uns à côté des autres, avec les mêmes objectifs, à des corpus de réflexion communs ou à construire les mêmes objets, contraint à croiser les regards, à solliciter les compétences spécifiques et différentes de l’autre, des autres, dans une démarche transversale.
La haute figure des experts
Évidemment, cela demande un effort, un gros effort. Il faut faire preuve alors d’humilité, d’ouverture, de compréhension à l’égard de l’autre, de générosité aussi peut-être, de considération surtout, ce qui vaut, à mes yeux, davantage que le respect. On l’a vu, ces dernières années, tous les projets pour donner du sens, à l’école, à l’interdisciplinarité ou, mieux, à la transdisciplinarité, ont été mis à mal. Au-delà de la ribambelle de dispositifs introduits au collège et au lycée, on a vu récemment comment les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires) de la dernière réforme du collège ont subi les foudres de tous ceux qui y voyaient une atteinte intolérable au cloisonnement immémorial des disciplines académiques. Au premier rang de ces contempteurs, certains syndicats majoritaires, ce qui n’empêche pas d’être réactionnaire et surtout obtus. Rappelez-vous, il ne s’agit, quelle audace !, que de permettre et de favoriser le travail des professeurs ensemble, comme le travail des élèves ensemble, sur des projets pratiques communs… Tout cela dans le cadre des programmes disciplinaires. De quoi faire peur !
Il faut faire preuve d’humilité disais-je, pour faire ce genre de choses. Il faut accepter de partager, d’échanger, de pair à pair. La haute et fière figure immémoriale, elle aussi, de l’expert en prend donc pour son grade. Adopter la posture de l’expert, aujourd’hui, est au mieux risible, au pire particulièrement indécent. C’est presque une litote.
On comprend mieux, du coup, quel traumatisme occasionne à certains professeurs la transformation numérique de l’école — celles et ceux d’entre vous qui ne m’auraient pas lu depuis longtemps doivent savoir que la transformation numérique de l’école n’a rien à voir, pour moi, avec l’introduction du bric-à-brac utilitaire, tablettes et autres outils, qui n’a vraiment rien de subversive. Oui, nombre de professeurs sont traumatisés, leur légitimité est mise à mal, leur posture subit des assauts parfois humiliants, incapables qu’ils sont, de se remettre en cause. Oh, pas tous, hein ! Mais oui, nombreux sont encore ceux qui n’ont pas compris que le professeur-expert, unique transmetteur des connaissances et des savoirs, a vécu…
De ce point de vue, on comprend mal l’attitude ce certains médias, dont on pensait pourtant qu’ils avaient dû, poussés par la crise économique, opérer leur transformation numérique, qui continuent à convoquer sur les plateaux de télévision de pseudo-experts, plus illégitimes et moins autorisés les uns que les autres, qui répètent en boucle les mêmes lieux communs. C’est le cas des chaînes d’info ou même encore de médias en ligne dont on pensait qu’ils s’étaient un peu éveillés aux choses d’aujourd’hui. Il est vrai que ces gens-là, dans un magnifique entre-soi, se repaissent du digitâââl et ne sont pas dans le même monde que les autres, leurs lecteurs y compris.
La basse figure des nouveaux experts
Vous connaissez mon enthousiasme pour valoriser l’exercice enfin plein et entier de la liberté d’expression. On ne peut pas m’en faire grief. Je me réjouis et me réjouirai toujours de l’accès à la possibilité d’émettre son opinion, en tous lieux et en toutes circonstances. C’est une chance, une opportunité dont chacun peut et doit se saisir. Bien sûr, je ne veux pas nier les problèmes que ça pose, la médiocrité, les abus parfois, contraires à la loi ou tout simplement aux conventions sociales. Mais ces difficultés, ces outrances, si visibles soient-elles, sont bien peu de choses en comparaison des avantages. Une rançon bien douce à payer.
J’ai déjà dit ici ou ailleurs souvent pourquoi et comment il convenait que l’école s’empare de l’apprentissage de cette liberté fondamentale, avant ou après Charlie, ne serait-ce que pour apprendre à mieux vivre ensemble et à en comprendre et considérer les limites… L’apprentissage de la responsabilité, en quelque sorte.
Et puis un jour vous tombez sur ça :
https://twitter.com/assblagues/status/876080558547324928
… et vous vous dites qu’il va falloir tout recommencer…
Michel Guillou @michelguillou
Crédit photo : Flickr
[cite]
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