Mirages et entourloupes sont dans un bateau…

MirageBruxelles veut imposer une classification des contenus sur Internet, titre Numérama dans un article récent… De quoi m’agacer pour un bon moment…

De quoi s’agit-il ? 

Dans un document récemment publié, détaillant sa « stratégie européenne pour un internet mieux adapté aux enfants », la Commission européenne, comme le résume très bien Numérama, recommande aux producteurs de contenus et de services en ligne de réfléchir et de s’entendre pour réguler — la commission parle d’« autorégulation » mais j’ai du mal à comprendre ce mot sans l’active participation des citoyens européens internautes eux-mêmes, qui semblent exclus du débat — et classer les contenus, selon l’âge ou le contenu lui-même (violence, nudité, etc.).

Si la régulation par les acteurs eux-mêmes ne suffit pas, la Commission envisage des mesures législatives et contraignantes. L’idée est, à terme, d’enrichir les logiciels de contrôle parental. Ces derniers dont la Commission dit pourtant du mal, jouent exactement, à mon avis, le même rôle que des ceintures de sécurité dans un violent accident frontal, c’est à dire qu’ils sont totalement inutiles. Je vais y revenir…

« Tout mettre dans des petites cases… Ah…! C’est tellement plus rassurant… » commente une amie…

Il est aussi intéressant de relever quelques présupposés qui permettent ce raisonnement. Selon la Commission :

  • les jeunes seraient consommateurs, pour l’essentiel, et non créateurs ;
  • les jeunes auraient besoin « de terrains de jeux en ligne où ils puissent à la fois jouer et apprendre » ;
  • les jeunes manqueraient d’esprit critique, de culture et de compétences numériques.

J’ai déjà eu l’occasion de dénoncer le dogme du « jeu sérieux » selon lequel il n’y aurait de bon apprentissage que ludique. Le jeu a toujours été présent, peu ou prou, bien avant la révolution numérique, dans les salles de classe mais n’a jamais constitué l’unique moteur, la référence ultime de l’acte éducatif. Bien sûr, les mondes virtuels apportent une nouvelle dimension, un nouvel élan au champ ludo-éducatif…  Mais pourquoi vouloir tout changer ? Sinon peut-être pour promouvoir un marché juteux et satisfaire des lobbys…

L’important, d’ailleurs, réside plus dans le plaisir, qui n’est pas forcément lié au jeu, oui, le plaisir d’apprendre, le désir profond de connaître…

Quant aux autres préjugés, ils doivent être largement pondérés par l’observation. Bien des enquêtes ont montré — voir, par exemple, l’enquête réalisée il y a plus de 2 ans déjà par l’association Fréquence-Écoles, voir encore l’intégralité du document disponible ici-même avec ce billet — que les jeunes n’avaient, au contraire, jamais autant écrit et partagé, donc produit, et que leur esprit critique, quoique perfectible, n’était pas moins aiguisé que nombre d’adultes, à commencer par leurs maîtres et leurs parents.

Si l’on lit un peu mieux entre les lignes, il y a une autre idée sous-jacente à cette « stratégie européenne pour un internet mieux adapté aux enfants », celle d’encourager les marchés à se saisir de la manne :

« Si l’on prête attention aux demandes des enfants, une série de débouchés peut s’ouvrir. »

« Le marché des applications mobiles, dont la valeur était de 5 milliards d’euros, devrait représenter 27 milliards d’euros d’ici à 2015, avec les jeux comme principal moteur et plus de 5 milliards d’abonnements  de téléphonie mobile à travers le monde. »

« Du fait de la large diffusion des tablettes, téléphones  intelligents et ordinateurs portables que les enfants utilisent massivement, le  contenu en ligne interactif, créatif et didactique, destiné aux jeunes enfants et aux adolescents apparaît comme un important marché potentiel. »

Ad lib. On voit bien que le souci de la commission européenne est bien la protection des mineurs…

Fort heureusement, pour revenir au sujet et dans un éclair de lucidité, la Commission envisage de parler enfin de culture numérique, d’éducation aux médias et d’enseignement de la « sécurité » en ligne à l’école (ce mot de « sécurité » est une traduction approximative de l’anglais « safety », nous nous en contenterons).

« La sécurité en ligne, en tant que matière à part entière, figure actuellement dans les programmes scolaires de 23 pays d’Europe mais, faute de moyens pédagogiques en ligne, elle  n’est pas suffisamment mise en pratique. L’enseignement de la sécurité en ligne à l’école compte aussi parmi les actions préconisées par la stratégie numérique pour l’Europe. »

Fort bien, me dis-je… Mais qui sont ces 23 pays d’Europe qui auraient mis en pratique, en tant que matière entière, un enseignement de la « sécurité en ligne » ? Il convient, pour le savoir de consulter un autre document, en référence, intitulé « Education on Online Safety in Schools in Europe », résultat d’une enquête terminée en décembre 2009.

On commence par une belle carte d’Europe…

… laquelle nous apprend que, comme dans 22 autres pays d’Europe, la sécurité en ligne est au programme des enseignements, en France, comme une matière entière, disait l’introduction !

Et la pauvre Italie, qui conduit, certes de manière expérimentale, mais avec plus d’intelligence et de manière plus pragmatique, des programmes d’éducation aux médias numériques se voit condamnée à être le mauvais élève de l’Europe ! Idem pour la partie wallonne de la Belgique dont on sait pourtant qu’elle est largement en pointe dans ces domaines, en capacité bien souvent de donner l’exemple, voir ce billet

Alors quoi ? Il y aurait quelque part, dans un bureau reculé du ministère de notre Éducation nationale, un chef de service assez retors pour expliquer à l’Europe, en 2009, que, oui, nos programmes intègrent à part entière une matière dans ce domaine ? Comment est-ce possible ?

Pas de doute, il faut vraiment s’étonner du peu de sérieux de ce genre d’enquêtes, grassement subventionnées par l’Europe et qui servent de référence pendant des années !

Le reste est à l’avenant, toute l’infographie, cartes et diagrammes, montre que la France est en pointe dans le domaine ! Chic.

Quiconque a un tant soit peu enquêté à ce sujet ou qui connaît un peu l’encadrement et les professeurs sait bien qu’il s’agit là de la dernière roue de la charrette de notre enseignement. Et qu’on ne me parle pas du B2i, dont les items sur le sujet n’ont été que tout récemment enrichis, et qui, malgré qu’il soit validé à la volée en fin de collège et quasiment jamais au lycée, ne constitue en aucun cas une discipline à soi seul. C’est même exactement le contraire, depuis son intégration au socle commun…

On ne risque pas d’avancer si tout prouve, cartographie à l’appui, que tout va bien dans le meilleur des mondes !

J’allais finir cet article sur cette belle note optimiste quand je suis tombé sur ce tweet :

Il faut savoir que Saferinternet.fr est programme européen qui vient en appui des résolutions mentionnées ci-dessus. On retrouve dans cette question la même antienne obsessionnelle : il faut classer, ranger, tamponner, valider pour nourrir la soif inextinguible des logiciels de contrôle parental.Quelle est la réponse, simple pourtant, qu’on peut faire à cette question ? S’il s’agit de tout petits enfants, jamais. Il va de soi qu’un enfant en bas âge, ou même d’âge moyen, ne peut utiliser une tablette (ou un ordinateur, ou un « smartphone ») seul, sans la présence rassurante et protectrice d’un adulte. Faut-il le répéter ?

Le bon logiciel parental, c’est le parent soi-même, seul capable de prévenir les erreurs, de rassurer, d’expliquer, de commenter, de protéger ! Un « tout-petit » ne peut en aucun cas être en ligne seul, il doit être toujours accompagné. 

Qui voudra bien se donner la peine d’expliquer tout ça à la Commission européenne ? En termes simples et compréhensibles, hein…

Bon, c’est « entourloupes » qui est tombé à l’eau, il ne reste que des mirages…

Michel Guillou @michelguillou 

Licence Creative Commons

Crédit photo : 10 Ninjas Steve via photo pin cc

 

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