Pour ne pas s’engager, pourquoi ne pas s’attarder à observer des usages ?

Lunette

En matière de numérique éducatif, le mot « usage » est apparu lorsque les élus des collectivités territoriales, communes et conseils généraux et régionaux, se sont préoccupés, de manière fort légitime d’ailleurs, de rendre compte à leurs électeurs de la manière dont ils dépensaient l’argent public.

Les élus et les fonctionnaires des services en charge de l’éducation entendent, il est vrai, tellement de choses étranges à ce sujet ! Ici il y a encore une bonne vingtaine d’ordinateurs qui traînent depuis deux ans dans leurs cartons, là on a installé trois tableaux numériques interactifs qui ne sont utilisés que comme de vulgaires tableaux blancs, là encore les vidéoprojecteurs ne sont plus utilisés parce que personne ne s’est préoccupé de changer ou de faire changer les lampes usagées, ailleurs enfin les tablettes achetées pour le CDI ne sont jamais mises à disposition des élèves…

Tout le monde sait que c’est vrai… et, malheureusement, pas si rare que ça !

Les raisons de ces gâchis parfois observés sont nombreuses et ce n’est pas l’objet de ce billet que de les énumérer. Disons seulement que les responsabilités sont largement partagées…

L’éducation nationale, largement consciente des siennes et désireuse de rassurer les collectivités à ce sujet et de montrer que l’argent public est bien employé, a rapidement cherché à repérer, valoriser et promouvoir les usages les plus innovants. Tout le monde s’y est mis, le réseau des missions académiques aux Tice, appelées aujourd’hui délégations académiques pour le numérique, et bien sûr le réseau Sceren-CNDP. C’est ainsi qu’est née à cet effet en 2004 l’Agence nationale des usages des Tice qui se décline, çà et là, dans les centres départementaux ou régionaux, en agences locales. En 2011, à l’initiative de la Délégation aux usages de l’Internet, est né l’Observatoire du numérique, centré sur ses usages. Le tropisme pour ce mot d’« usage » est si fort dans le système éducatif que, par exemple, la Délégation académique au numérique éducatif s’appelle, à Grenoble, Délégation aux usages pédagogiques du numérique ! Sic.

C’est une sorte de course fiévreuse aux usages qui se mène ainsi dans les académies… Et ça ne semble pas près de s’arrêter, plusieurs années après. Il n’est pas une réunion qui ne concerne peu ou prou le numérique, dans les académies ou les directions départementales qui ne voit un ou plusieurs inspecteurs ou chefs d’établissement évoquer et glorifier des usages pédagogiques du numérique, sans trop savoir de quoi il s’agit d’ailleurs. Ce mot d’« usage » est ainsi mis à toutes les sauces, le plus souvent pour cacher un manque cruel de culture numérique.

Là n’est pas le plus grave.

En ne cessant d’envisager le développement du numérique que sous le seul angle des usages libérateurs, plaçant les professeurs dans une posture réductrice et passive d’usagers du numérique éducatif, l’école contribue à rendre ces derniers dépendants des matériels et des ressources qu’on daigne leur offrir, d’une part, des modalités d’enseignement dans les usages modèles qu’on leur présente d’autre part.

C’est une posture toute différente qu’il convient d’adopter pour la formation initiale et la formation continue des professeurs. Il n’est plus possible aujourd’hui, nous l’avons déjà vu, pour chacun, de mobiliser son attention de manière durable et il convient, en toutes circonstances de la mise en œuvre d’apprentissages, à plus forte raison en présentiel, d’adopter une attitude active voire proactive qui ne peut pas se réduire à l’observation ou à la reproduction seules d’un usage, aussi pertinent soit-il.

Cette attitude proactive, qu’on souhaite à l’identique pour les élèves eux-mêmes dans les lieux d’enseignement, porte un nom : l’engagement. Il s’agit bien de cela : dans un monde en perpétuel mouvement, où l’innovation est permanente, s’attacher à faire une observation même attentive des usages est bien insuffisant ; il est nécessaire de devenir sans délai acteur d’un engagement personnel et contributeur d’un engagement collectif.

J’ai déjà évoqué ce problème du temps qui rend caduques les expérimentations itératives et rapidement obsolètes les résultats de nombre de recherches universitaires sur le sujet. Pour avancer sans trop de risques, l’engagement numérique que je propose s’éclaire de la raison et de démarches collaboratives, toujours plus enrichissantes. Confronter ses réussites — et éventuellement ses erreurs — à celles de ses pairs permet presque toujours de progresser, d’en tirer le meilleur.

C’est à cette condition d’un engagement résolu, qui doit s’accompagner de nombreux moments de formation, mêlant la formation tutorée et l’accompagnement en ligne avec des formations plus pratiques en présentiel, où le pair à pair a cette fois la préférence, que l’acculturation numérique de l’école se fera, en douceur, sans trop de heurts…

Mais l’observation d’usages toujours pionniers ne contribue qu’à mettre un peu plus de distance entre la société et les pratiques personnelles des jeunes, d’un côté, l’école de l’autre, et à retarder l’engagement, préalable nécessaire à l’acquisition de cette culture numérique qui produit des acteurs plus que de simples usagers.

S’il vous plaît, qu’on ne parle plus d’usages !

P.S. : Je lis aujourd’hui Alain Finkielkraut qui a encore fait des siennes à propos d’Internet. « Évidemment, ça rend énormément de services » dit-il, lui concédant cette fonction utilitaire du bout des lèvres. La très grande majorité des cadres de l’éducation pensent à peu près la même chose du numérique.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Lou_:) via photopin cc

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