Le droit à l’oubli, un non-sens éducatif !

Crayons

Depuis un bon moment déjà, notre vieille et inébranlable institution qu’est la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés, sous la pression de ses consœurs européennes, nous prépare une déclinaison locale d’un droit à l’oubli, par ailleurs pris en compte dans un projet de révision d’une directive européenne sur la protection des données personnelles.

De quoi s’agit-il ?

C’est le chantier majeur de la CNIL. 

« Le projet de règlement européen devrait consacrer le principe d’un “droit à l’oubli” numérique nous permettant de mieux maîtriser notre vie en ligne. »

Cela dit et réaffirmé, la CNIL sent bien qu’un tel dispositif pourrait être attentatoire à d’autres droits, autrement fondamentaux…

« Ce nouveau droit devra s’exercer dans le respect de la liberté d’expression, du droit de la presse et du devoir de mémoire. »

Proposer à un citoyen de disposer d’un nouveau droit, c’est en général la certitude de recueillir son adhésion à ce projet. Et c’est le cas concernant ce droit à l’oubli numérique qui semble faire autour de lui un assez large consensus. Pourtant, un certain nombre de voix se sont élevées, il y a peu, pour en relever les travers et conséquences dommageables éventuelles, s’il était mis en œuvre.

Numerama, tout récemment, rapporte des inquiétudes grandissantes quant à des atteintes possibles au droit de la presse, anticipant des censures :

« Il s’agit là de propositions dangereuses qui, si elles étaient concrétisées, satisferont sans doute beaucoup de personnalités trop heureuses de pouvoir faire table rase de leur passé — et qui saurait le leur reprocher ? —, mais qui porteront aussi atteinte au “droit de mémoire”, aussi important que le “droit à l’oubli”. »

PCInpact alerte sur d’autres atteintes au droit d’expression et à la liberté d’opinion, prenant un exemple simple  :

« Un individu qui tenterait vainement de faire supprimer un article jugé diffamatoire à son encontre — alors qu’il ne l’est pas — pourrait se rattraper à la branche du droit à l’oubli pour exiger l’effacement de ses traces. »

Rue89, pour sa part, se fait l’écho des inquiétudes légitimes des généalogistes qui se nourrissent des archives.

D’autres alertes viennent des sociologues, des psychologues et des psychanalistes qui y voient des dangers plus graves encore. Ainsi, Serge Tisseron prévient dans Libération de la dangerosité de l’idée même du droit à l’oubli :

« Le droit à l’oubli pourrait alors rapidement encourager l’oubli du droit, et notamment du droit à l’image : tout pourrait être tenté parce que tout pourrait être effacé. »

« L’idée de contrôler en toutes circonstances sa propre image est incompatible avec la culture des écrans. Et la possibilité d’effacer ce qu’on juge indésirable pourrait vite s’avérer créer plus de problèmes que ceux qu’on prétend résoudre. »

 « Je fais, j’efface, quelle illusion ! »

Yann Leroux, sur son blogue et dans une interview qu’il donne, utilise d’autres arguments, plaidant pour la fausse bonne idée :

« Effacer les traces laissées en ligne, c’est faire comme si l’effacement et l’oubli étaient deux choses identiques. Or, il s’agit là de deux opérations très différentes. »

« Déchirer une photographie ne supprime pas le souvenir qui lui est lié. »

« Ce droit à l’oubli concerne l’autre : l’autre n’a pas à avoir à l’esprit l’historique de tout ce que nous avons fait et dit sur le net. »

Pour en revenir à la CNIL, cette dernière a annoncé, devant le ministre de l’Éducation nationale, au printemps dernier, vouloir faire de l’éducation au numérique une « Grande cause nationale » en 2014. Sur ce projet, elle a fédéré, l’été dernier, le travail de vingt-huit organismes ou associations proches du système éducatif et auxquels il tient à cœur de faire avancer l’école numérique, projet qui n’a que trop tendance, je ne cesse de le dénoncer ici, à prendre du retard.

Le rapprochement de ces deux grands chantiers, le droit à l’oubli et l’éducation au numérique est évident. Il s’agit, pour la CNIL, qui se mêle d’éducation alors que le législateur ne lui a rien demandé, de faire entrer l’enseignement du droit à l’oubli dans l’éducation au numérique.

Pour ma part, compte tenu des objectifs de l’école, je crois qu’il s’agit là d’un projet à combattre car profondément contraire aux valeurs de l’éducation.

En effet, n’en déplaise à certains grincheux, l’école n’a pas pour seule mission l’acquisition de connaissances. Parmi bien d’autres missions, elle a aussi à faire de chaque élève un jeune citoyen, autonome et responsable. 

Ainsi, quand j’entends le mot « responsabilité », j’ai tendance à ne pas mettre de limites à son exercice.

Si l’acquisition de l’autonomie se vérifie via la compétence 7 du socle commun de connaissances et de compétences, à l’école et au collège, c’est curieusement une autre compétence, la 6, qui vérifie que le jeune élève citoyen a appris à avoir un comportement responsable en toutes circonstances. Il sait prendre conscience de ses droits et obligations, notamment, disent les textes, parmi d’autres choses, lorsqu’il « sait distinguer la sphère publique et la sphère privée [… et qu’il fait une] utilisation responsable de blogs ou de réseaux sociaux. »

Au lycée, c’est le domaine 2 du B2i — dont tout le monde ou à peu près se fiche, voir à ce sujet un billet récent — qui porte l’acquisition de cette responsabilité numérique. Il n’y est pas fait mention encore du droit à l’oubli — la CNIL aimerait bien — mais on y conseille à l’élève d’être responsable de ses publications (si, si), y compris lorsqu’il utilise un pseudonyme (sic ! Freinet se retourne dans sa tombe !).

Mais, d’une manière plus générale au lycée, c’est la vie lycéenne qui promeut, en partie d’ailleurs encadrée par les délégués lycéens eux-mêmes, l’engagement, l’autonomie et la responsabilité des lycéens. Voir à ce sujet la circulaire n° 2010-129 du 24-8-2010 intitulée « Responsabilité et engagement des lycéens ».

Revenons donc à notre droit à l’oubli. L’école de France, qui ne se préoccupe par ailleurs pas ou que très peu d’accompagner les publications des jeunes et des élèves, ne peut promouvoir la responsabilité des élèves sous l’indulgente protection d’un droit à l’oubli.

Publier en imaginant pouvoir effacer, plus tard, est irresponsable.

Yann Leroux, qui connaît bien les adolescents, est aussi de cet avis :

« Effacer les traces laissées en ligne, c’est leur donner une importance qu’elles n’ont en général pas. C’est faire peser sur des actes d’enfants des valeurs d’adulte. C’est nier que cette expérimentation a eu en son temps de la valeur. C’est empiéter sur ce temps d’exploration de soi dont les adolescents ont besoin. C’est sacrifier les fragiles expérimentations de soi sur l’autel de l’appropriation des valeurs familiales et sociales. »

Et de conclure fort justement :

« Le droit à l’oubli transforme les mises en scène de soi en réalités condamnables ou honteuses. »

Serge Tisseron, sur le même sujet de l’éducation, énonce :

« Il serait dangereux de laisser grandir nos enfants avec l’idée d’un effacement facile de traces qu’ils ont délibérément pris la décision, à un moment donné, de rendre visibles. »

Il existe une autre solution, dit-il, en parlant des jeunes :

« Leur apprendre, âge par âge, à s’autoréguler. Car l’éducation, la vraie, ne consiste pas à guider et à protéger l’enfant, mais à lui apprendre à s’autodiriger et à s’autoprotéger. »

Comme quoi, et contrairement à ce que propose le socle commun de connaissances et de compétences, l’apprentissage de l’autonomie est indissociable de celui de la responsabilité. On n’acquiert vraiment bien la deuxième que si on se frotte aux difficultés de la première. Et, dans le monde numérique, différent certes de la vraie vie sur bien des points mais pas pour ce qui concerne la responsabilité où les réflexes de respect, de considération des biens, des personnes et des valeurs communes sont les mêmes, il est important d’apprendre à se tromper, à faire des erreurs.

Et oublier donc effacer ses erreurs est une catastrophe pédagogique.

Je ne sais pas si le droit à l’oubli est une bonne chose pour la protection des citoyens. Disons que, sauf à mettre de nombreux garde-fous, j’ai un très fort doute. En revanche, pour ce qui concerne l’éducation, c’est un non-sens.

PS de dernière minute. Dans le cadre de l’émission 14h42 dont Arrêt sur Images et PCInpact sont les promoteurs, on a traité aujourd’hui du droit à l’oubli : « Le droit à l’oubli, entre protection des citoyens et devoir de mémoire. » Une nouvelle pièce à apporter à la réflexion ?

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : MaxLeMans via photopin cc

 

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