Égalité pour l’éducation : vers le très haut débit ?

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Pas plus tard que la semaine dernière, le 18 janvier exactement, le ministère annonçait, dans un communiqué de presse, la signature d’une convention avec la Caisse des Dépôts et Consignations. Celle-ci a un objectif double : « Le déploiement du très haut débit et le renforcement des usages numériques dans les écoles ».

Ce communiqué de presse mérite tout d’abord une lecture attentive

Il s’agit d’abord, nous dit le ministre, d’« accompagner les collectivités, et plus particulièrement les communes, à s’équiper et à se doter des services numériques indispensables à l’école de demain ». Fort bien, il n’y a rien là à redire. On voit bien où le ministère veut faire porter son premier effort. On peut discuter de la cible préférentielle choisie mais ça se tient.

Le ministre note tout d’abord que « penser l’avenir et promouvoir le développement des usages dans les classes qui exploitent toutes les potentialités du numérique passent désormais par le déploiement du très haut débit ». Pour ma part, j’aurais plutôt proposé l’inverse, c’est à dire que penser l’avenir et promouvoir les usages numériques passent par le très haut débit commecondition à l’exploitation — j’aurais plus volontiers parlé d’« expression » — des potentialités du numérique. Une simple inversion qui dénote tout de même, à mon avis, une légère mais symptomatique incompréhension des enjeux forts liés au très haut débit.

Ce communiqué se continue ensuite par une déclaration de principe : les Espaces numériques de travail ou ENT auraient permis la massification et l’intensification des usages. Le conditionnel est de moi. On comprend pourquoi un tel présupposé quand on sait quelle part centrale a pris sur ce chantier des ENT, depuis le début de ce millénaire, la Caisse des Dépôts et Consignations cosignataire de cette convention. Il est en effet difficile de lui dire tout de go que, pour l’essentiel, dix ans après, ça ne marche pas, que les collectivités territoriales, laissées à l’abandon pour négocier des marchés mal ficelés avec des opérateurs ignorants des besoins de l’école, ont mis en place des outils peu ergonomiques, bogués, qui ne rendent aucun des services attendus dans des conditions qui permettent réellement de s’en servir. Il est également difficile de dire que le ministère n’a pas pris, lui non plus, aux côtés des collectivités, la mesure de l’accompagnement nécessaire de tous les personnels et, en premier lieu, de l’accompagnement de l’encadrement au changement et à de nouvelles formes de pilotage. Enfin, il est difficile de dire que les statistiques qui montrent un usage fort sont fausses car largement surévaluées. J’y reviendrai dans un autre billet, bien sûr, car ça mérite développement.

La fin de ce paragraphe est rigolote qui parle d’accéder ainsi plus aisément aux ressources pédagogiques — où sont-elles ? quelles sont-elles ? voir ce que je pense d’une logique de stock sans avenir — de manière plus sécurisée (!) et d’attendre ainsi des solutions du côté de la « filière du numérique éducatif ». Vous savez, il s’agit d’un de ces lobbys dont je disais récemment qu’il convenait de leur prêter une oreille très distraite pour avancer efficacement sur les objectifs de l’école numérique…

Loin, très loin même, d’avoir massifié et intensifié les usages numériques, les ENT ont, le plus souvent — il y a bien sûr des exceptions —, contribué à freiner les usages existants ou naissants et, parfois même, à décourager pour de bon professeurs, élèves et parents et mettre des carcans et des freins là où ces derniers espéraient de l’autonomie et la liberté des échanges.

Venons-en maintenant à cette convention si importante, pourtant

Oui, ce texte est avant tout essentiel parce que, pour la première fois à ma connaissance, il affirme la priorité, condition de l’égalité et de la réussite, du très haut débit. 

Pourtant, dès les premières lignes, il suscite un certain nombre d’interrogations ou de questionnements :

  • Pourquoi cette convention ne porte-t-elle que sur une période de 3 ans, de 2013 à 2016 ? Les partenaires pensent-ils sérieusement que le déploiement du très haut débit sera opérationnel dans toutes les écoles de France dans 3 ans ?
  • Pourquoi ce titre gadget et anglolâtre de « e-éducation » ? Le français est-il une langue si pauvre et détestée des élites du ministère qu’ils en soient à préférer cette appellation absconse au joli mot d’éducation numérique ?
  • Pourquoi la CDC fonde-t-elle son engagement dans la continuité de celui qu’elle a porté ces dix dernières années pour les ENT avec le succès si ténu que l’on sait et que je viens de rappeler ? Est-ce sa manière d’anticiper l’échec ?

Pourtant, les convictions affichées dans ce protocole sont porteuses de valeurs fortes et d’espoirs. Il convient de les rappeler :

« – Donner à chaque jeune et chaque famille un service public de l’enseignement numérique de qualité ;
– Promouvoir le partenariat entre l’État et les collectivités locales sur les questions d’éducation numérique en France ;
– Mutualiser les avancées tout en respectant la diversité et la richesse des approches territoriales ;
– S’inscrire dans le long terme pour diffuser l’innovation permise grâce aux nouvelles technologies sur l’ensemble du territoire, et contribuer ainsi à l’économie de la connaissance. »

Quels sont les grands axes de ce protocole de partenariat ?

  • Premier projet : connecter toutes les écoles et établissement au très haut débit.

Ce sujet vient à point à qui sait attendre.

La situation est catastrophique. Je ne veux même pas parler des écoles dont les professeurs s’essaient comme ils le peuvent à l’éducation numérique dans un vrai désert éponyme. Ils valident le B2I, par exemple, dont je rappelle que le premier I vaut pour « Informatique » — on se demande bien pourquoi, les usages numériques n’ayant que peu de rapport avec cette science du numérique — et le deuxième pour « Internet » dont bien des écoles sont encore dépourvues.

Ce chantier du très haut débit, dont il semble que seule la Caisse des Dépôts et Consignations soit capable de le prendre en charge et de coordonner l’action de toutes les parties, est essentiel. Fondamental. C’est la condition sine qua non de la réussite du numérique éducatif. À l’heure où l’Internet et ses ressources numériques en ligne apparaissent constituer un bien commun, nécessaire au travail, à l’exercice de la citoyenneté et bientôt, peut-être demain, à l’école, l’État a pour première mission de garantir de manière égalitaire l’accès de tous à Internet. Par ailleurs, il est absolument indispensable d’offrir à tous les enseignements le nécessaire confort technique dont ils ont besoin. La lenteur désespérante des accès a été, ces dernières années, une des principales raisons de l’abandon de nombre d’usages numériques.

Le développement des échanges des professeurs, entre eux mais aussi avec les élèves et leurs parents, échanges qui s’opèrent certes parfois via des ENT mais aussi, bien souvent encore, par d’autres dispositifs applicatifs, est conditionné de même à la largeur des tuyaux, seule à même de faciliter ce développement et ces relations, à tous les moments de la journée.

Mais parlons technique. J’avais déjà évoqué ça dans ce billet : Cécile Duflot, ministre de l’égalité des territoires et du logement, fixait comme objectif, récemment, un accès pour tous à un « bon débit » de 3 à 5 Mb/s d’ici 5 ans ! J’avais déjà dit que ce débit, proposé aux familles, était déjà très insuffisant dans ce seul cadre. L’objectif, pour l’éducation, doit être très largement supérieur dans 5 ans, les 3 ans de la dure de validité du protocole ne suffisant pas. Très raisonnablement  à ce terme, il faut penser pour les écoles à des débits de plus de 10 Mb/s, pour les collèges à des débits de plusieurs dizaines de Mb/s et à au moins 100 Mb/s dans les lycées, en particulier les lycées professionnels.

En-deçà de ces objectifs, il ne peut s’agir de très haut débit !

Un autre point qui n’est pas évoqué : l’Internet fourni aux établissement doit être neutre, quitte à donner aux équipes éducatives les moyens de décider, si besoin, du filtrage qui convient.

  • Deuxième projet : préparer l’école numérique du 1er degré pour tous, avec les collectivités concernées

Il fallait bien commencer et le retard du premier degré est si important, en effet, que c’est peut-être une bonne idée, en effet, de mener d’abord ce projet avec la CDC. Par ailleurs, le défi s’avère très compliqué, car ce sont bien des milliers, 24 000 petites collectivités territoriales, les communes, si différentes les unes que les autres, que la CDC et l’État vont voir venir s’asseoir à la table des négociations.

Le projet présenté semble cohérent. Il semble aller bien au-delà du plan ENR pour conduire à une généralisation des équipements, tout en mutualisant les personnels techniques et les moyens.

Je crains toutefois que l’effort ne porte que sur un décorum technique de matériels sophistiqués et de services en ligne — la CDC appuie l’ENT du 1er degré — sans se préoccuper, comme on le verra aussi pour le point suivant qui concerne les collèges, de la nécessaire modernisation de l’architecture et, de manière plus évidente au premier degré, de la réforme des rythmes scolaires et contenus et séquences d’enseignement, bien au-delà de celle qu’on nous prépare en ce moment et qui suscite déjà tant d’inquiétudes.

Là encore, il conviendra pour l’État de fixer les règles du jeu, faute de quoi il subira les diktats des lobbys de tout poil.

Collège

  • Troisième projet : créer des collèges numériques pilotes.

Quelle drôle d’idée !

Certes, ce projet a un côté plutôt séduisant. Mais proposer à un collège de devenir pilote ne me semble en effet ni nouveau, ni original, ni surtout très adéquat aux enjeux. Je sais bien sûr quel a été l’apport des expérimentations passées, plus souvent d’ailleurs lancées à l’initiative de pionniers que par décision d’une quelconque administration. Je n’y reviens pas. De même, ces dernières années, de nombreux projets innovants et originaux, mis en place dans des établissements pilotes, ont permis de faire avancer considérablement la réflexion et l’innovation pédagogique, en matière d’évaluation de l’acquisition des connaissances et des compétences, pour ne citer que l’exemple du socle commun.

Mais il s’agit de numérique ! L’expérience des collèges numériques pilotes existants, car ils sont déjà pléthore, montre qu’il ne suffit pas de mettre du matériel, des monceaux de ressources, un ENT performant, une infrastructure de qualité, y compris même du haut débit pour que ça fonctionne ! Encore faut-il qu’il y ait aussi un chef d’établissement concerné et engagé, des personnels d’éducation enthousiastes, des enseignants formés et volontaires, des inspecteurs au fait et intéressés ! Et que cette toute cette équipe puisse travailler ensemble pendant un bon moment…

Et puis, que s’agit-il de démontrer, en fait ? Les bonnes pratiques, dit le protocole. L’utilisation des matériels, des ressources ? C’est très loin d’être le plus important, soyons clair. Et c’est pourtant très souvent ce qui intéresse le microcosme, à commencer par les bailleurs de fonds que sont les collectivités territoriales.

S’il s’agit au contraire d’évaluer, dans les collèges comme dans les écoles, d’ailleurs, les effets d’une architecture rénovée et adaptée, de séquences de travail différentes, incluant du travail collectif et collaboratif, s’il s’agit d’évaluer des contenus disciplinaires reconstruits, la possibilité d’enseignements transversaux, s’il s’agit d’adopter de nouvelles postures, côté maîtres comme côté élèves, de confier à ces derniers de nouvelles responsabilités notamment en matière de liberté d’expression et de publication, s’il s’agit de mettre en œuvre entre pairs des pratiques de partage et d’échanges comme de production de ressources, s’il s’agit d’évaluer — et qui le fera ? — de nouvelles modalités de pilotage et de gouvernance, de mesurer et d’apprécier le changement enfin, oui, s’il s’agit de tout cela, il est peut-être possible d’avancer.

Mais tout va trop vite. C’est aussi l’idée que j’exprimais récemment dans ce billet où je suggérais qu’on évite, pour tenter de rattraper le temps perdu sur une société et sa jeunesse qui vont beaucoup plus vite, de se retourner et de ressasser les vieux refrains. L’école doit avancer. À marche forcée.

Alors — et c’est une idée à creuser qui me paraît, en première analyse, plus efficace — ne convient-il pas, si l’on veut partager les bonnes pratiques, de confier à des professeurs ou des groupes de professeurs volontaires, plutôt qu’à des établissements entiers, les clés d’une expérimentation numérique à leur idée et à leur mesure ?

Car il s’agit tout de même de rapidement répandre, essaimer, inonder et généraliser.

  • Quatrième projet : étendre le cadre de confiance des ENT.

La lecture de cette partie confirme en tous points, et c’est rassurant, toutes les réserves que j’ai déjà exprimées à ce sujet et que j’ai répétées dans mon introduction. En filigrane, on y lit tous les problèmes, toutes les difficultés qui se posent tous les jours, aujourd’hui, aux équipes éducatives mais aussi aux élèves et à leurs parents à ce sujet.

Je n’y reviens pas, sauf à répéter que ce chantier doit être revu de fond en comble et surtout libéré de ses trop nombreuses entraves.

  • Cinquième projet : favoriser les usages du numérique éducatif.

Ce dernier point concerne des projets déjà commencés, l’évaluation des ENT — promis, je n’y reviens pas ! — et la mobilisation du réseau Cyber-base.

Conclusion

Il convient, je l’ai dit, d’accorder de l’importance à ce document dont beaucoup désespéraient de le voir un jour. L’engagement des collectivités, des ministères concernés, dont celui de l’éducation, cela va de soi, des opérateurs aussi, doit être total derrière la mission de coordination et d’impulsion de la CDC.

Cette dernière n’a, et c’est assez logique, qu’une vision fonctionnelle, utilitariste parfois du chantier en référence, où le développement de l’économie autour du numérique éducatif a une place centrale privilégiée. On en a l’exemple avec les ENT censés profiter à l’enseignement, aux équipes éducatives et aux parents, en permettant le rapprochement et la liaison entre eux, mais qui ne profitent de fait qu’à la visibilité publique de l’action politique des collectivités concernées et, surtout, aux intégrateurs des plateformes logicielles et aux producteurs de ressources dont beaucoup, disons-le clairement, sont totalement inutiles.

Il reste donc au système éducatif à donner le supplément d’âme pédagogique nécessaire à la réussite du lancement de l’école numérique. Ce ne sont pas les chantiers qui manquent, énumérés à longueur de billets sur ce blog, de la formation des cadres aux (r)évolutions structurelles nécessaires, aux changements de postures voire de missions, en passant par l’éducation du jeune citoyen à la vie numérique…

Ces prochaines années doivent être l’occasion de permettre à chaque élève, le citadin comme celui de l’école du village le plus reculé en France, d’avoir un accès égal et confortable à tous les savoirs en ligne. C’est non seulement un enjeu fort pour l’école mais, au-delà, pour la société toute entière.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : zemoko et Telecom Bretagne via photopin cc

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