La raison et l’éducation plutôt que le mépris, la censure technique et la répression

Perdre la raison

Avertissement liminaire au lecteur : bien qu’il soit daté du premier avril, ce billet n’est pas une blague. J’ajoute que, contrairement au précédent (1), il doit être lu au premier degré. Je préfère prendre mes précautions. Revenons à ce billet précédent dont la tonalité, en effet — se référer aux commentaires —, n’a pas toujours été comprise. Cela me vaut de vous expliquer à nouveau mon sentiment sur tous ces sujets.

J’y listais, rappelez-vous un certain nombre de difficultés auxquelles l’école était confrontée, à cause notamment, mais pas seulement, de l’importance prise par les pratiques numériques des jeunes. Il s’agissait dans l’ordre des téléphones mobiles personnels, des pratiques sociales en ligne, des antisèches en ligne, du plagiat et du copier-coller, des pratiques collaboratives, de la critique et de la contestation des savoirs magistraux, de l’exercice de la liberté d’expression, du téléchargement d’œuvres culturelles, de la captation d’images et de sons en classe. Ma liste s’arrêtait là mais j’aurais pu continuer l’inventaire tant ces pratiques nombreuses s’imposent et paraissent iconoclastes, transgressives et insupportables de manière générale aux adultes.

Dans mon langage emprunté à la géologie, je parle habituellement des secousses telluriques (2) liées à la collision des plaques tectoniques que sont l’école et le numérique.

De même, j’aurais pu continuer à lister les dégâts collatéraux : temps scolaires, espaces d’apprentissage, modalités d’enseigner, emploi du temps, transdisciplinarité, évaluation, apprentissage de l’écriture et saisie du texte, enseignement de la programmation et de l’algorithmique, acquisition d’une culture numérique, modification des programmes, formation des maîtres, tri et validation de l’information, services et missions des professeurs, missions de l’encadrement, pilotage des écoles et établissements, vie scolaire…

« Je ne lui souhaite pas le pire. Je crois qu’elle survivra à tous ces chocs et qu’on pourra la préserver de tous ceux qui veulent sa peau. Mais, pour cela, il faut exercer sa raison, se mettre au travail tout de suite et proposer des réponses éducatives. Avant le cycle des prochaines secousses… »

Ces mots concluaient le billet (2) en référence. Cela concernait l’école et sa capacité à exercer sa raison, cette raison dont je disais encore récemment que sa présence émancipatrice et sa force sont une constante de l’école (1). Mais c’était ironique car je commence à en douter beaucoup, et de plus en plus.

Photo en classe Pour vous en convaincre, je ne vais prendre qu’un exemple : celui des terminaux personnels des élèves appelés, selon les cas, tablettes numériques tactiles ou téléphones mobiles ou portables.

Je ne vais pas sortir ma batterie de statistiques, lesquelles ont tendance à changer très vite à ce sujet, dans le sens d’une généralisation. Disons, pour simplifier, que tous les adultes en ont un dans la poche, que la très très grande majorité des élèves en ont un aussi à 15 ans, que la très grande majorité de ces terminaux sont des smartphones et peuvent donc stocker des données et y accéder en ligne. Disons qu’à 10 ans, la majorité des jeunes en possèdent un aussi, à commencer par les filles.

Vous savez aussi que ces smartphones, que j’aime appeler ordiphones (3), sont des concentrés de technologie d’une très grande puissance. Ils savent maintenant tout faire et souvent mieux que les appareils spécialisés. Ainsi, pour parler d’un équipement standard au lycée, les smartphones savent mieux calculer et tracer que la plupart des calculatrices utilisées en mathématiques. Ainsi, il n’y a pas plus simple et facile à utiliser qu’un smartphone pour prendre une photographie, tourner une courte séquence vidéo, enregistrer un son. Bien des applications présentes sur les smartphones et les tablettes — il n’est pas toujours aisé de faire la différence — permettent aisément de saisir des notes, de les classer et de les stocker en ligne. Bien entendu, on accède à toutes les ressources didactiques ouvertes conçues pour être consultées de cette manière, comme à l’intégralité du web, pourvu qu’on dispose d’une connexion au haut débit.

Par nature, ces outils et les applications qu’ils hébergent facilitent le partage des ressources, de la connaissance et des productions personnelles et donc le travail collaboratif. Ils permettent un accès aisé aux réseaux sociaux préférés dont on sait qu’ils sont le vecteur commun de la socialisation et de l’appartenance à des groupes d’affinités ou de travail, d’une part, un lieu de partage encore de l’information et des savoirs d’autre part.

Le Suisse Jean-Claude Domenjoz pose les bonnes questions :

« Comment l’école publique pourrait-elle rester en dehors de cette dynamique ? C’est un défi et une chance de permettre notamment aux élèves d’être plus actifs et autonomes dans leur travail et leurs apprentissages. Comment l’école pourrait-elle développer efficacement la réflexion sur les applications, les services, les contenus, les technologies de la communication et un regard critique sur leurs usages tout en en interdisant l’utilisation ? »

En priver les élèves est donc criminel. C’est ce qui est pourtant arrivé tout récemment : des professeurs bordelais ont été séquestrés et insultés pour avoir confisqué des téléphones portables. C’est illégal, certes, mais légitime disent les professeurs, assez peu défendus en l’affaire par le chef d’établissement. Tout cela est très désagréable et laisse un mauvais goût dans la bouche, celui d’un immense gâchis.

Il se produit des secousses telluriques de ce type tous les jours dans les collèges et lycées de ce pays. Jusqu’à quand ? La solution n’est certainement pas de fermer les yeux ou de mépriser ces petits imbéciles qui ne veulent pas travailler. La solution n’est pas non plus de dresser des barrières techniques en mettant des brouilleurs ou des cages de Faraday, comme certains y ont pensé — si, si, je vous assure ! —, ou de censurer ou de filtrer drastiquement les contenus ou les connexions sur les réseaux, comme ça se fait tous les jours un peu partout. La solution n’est pas non plus la répression, par la confiscation ou les sanctions, comme ont tenté de le faire les professeurs concernés ci-dessus.

La réaction des élèves, quoique inadmissible au regard des règlements et des convenances, est tout à fait compréhensible.

Et si l’école exerçait enfin sa raison ? Et si l’école commençait enfin à prendre tout cela au sérieux ? Et si autoriser de manière raisonnable, dans un premier temps, devenait possible plutôt que d’interdire ? Et si encourager à des pratiques en classe pour stimuler l’activité et l’autonomie était la solution ? Et si enfin on se préoccupait de négocier des règles d’usage raisonné plutôt que d’imposer des règlements abscons, décalés et surtout inapplicables ?

Et si l’école exerçait enfin sa raison, ce dont on la croyait plutôt pourtant bien pourvue ?

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : via photopin (licence)

1. Numérique et école : non, non, tout devrait bien se passer… https://www.culture-numerique.fr/?p=2922

2. Éducation et numérique : les premières secousses telluriques ? https://www.culture-numerique.fr/?p=2417

3. Sortez vos ordiphones ! https://www.culture-numerique.fr/?p=361

[cite]

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3 commentaires pour “La raison et l’éducation plutôt que le mépris, la censure technique et la répression
  1. Ninon Louise LePage dit :

    Joyeuses Pâques et merci pour ce second texte qui précise la pensée du précédent. J’avais commencé la rédaction d’une réponse aux commentaires à ce billet dans lequel vous décrivez avec exactitude les préoccupations d’une large communauté d’éducateurs. Le temps m’a manqué pour la compléter puis ce deuxième billet le rend presque inutile.

    J’appuie entièrement votre position qui précise que l’école doit exercer sa raison. J’observe avec plaisir un remarquable bourgeonnement d’enseignants qui adoptent le numérique dans leurs classes, qui savent apprivoiser la bête.

    Toute violence est socialement inacceptable, particulièrement en milieu scolaire. Cependant la confiscation de cet objet de tous les désirs, le téléphone, a pu être cette goutte d’eau qui a fait déborder un vase trop plein de frustrations. Comme le mentionne monsieur Gibeaux, je ne crois pas que le problème réside en la confiscation du téléphone.

    Et qui n’est pas informé de la triche endémique en Inde. Pour sûr le numérique permet de tels excès. Mais autrefois, parfois un père ou un oncle bien placé au sein de la hiérarchie sociale donnait accès à l’enfant de la famille aux grandes écoles ou aux postes prestigieux. Le numérique ne démocratise-t-il pas tout simplement la triche?

    http://etudiant.lefigaro.fr/international/actu/detail/article/l-inde-confronte-a-un-phenomene-de-triche-scolaire-endemique-12931/

    Le problème ne réside-t-il pas en une conception sociale de style «gothique» qui valorise l’ascension verticale. Tentons d’évoluer vers une «renaissance» sociale, une société humaniste. L’école qui facilitera la venue d’une telle société devra elle-même rechercher l’épanouissement de chaque être qui lui est confié au lieu de promouvoir une formation compétitive. En tant qu’observatrice de la nature, je préfère une forêt où le champignon, l’arbuste et la diversité des espèces assure l’équilibre écologique à une monoculture fragile.

    Je conserve une crainte quant au «tri et la validation de l’information» que vous mentionnez dans votre texte. Je redoute un certain abrutissement des populations par la domination de l’information, par la déification de l’outil, par l’adoration de ces nouveaux veaux d’or. Voici une anecdote. Est-elle significative? Un cas n’est pas une recherche valide, c’est vrai.

    Ma petite fille de huit ans fréquente une école internationale. Dans le cadre d’une recherche sur les habitudes alimentaires des habitants de divers pays, le Kazakhstan lui avait été attribué. J’habite un quartier d’immigration. Tout près de chez moi on trouve un café/épicerie d’aliments d’Europe de l’est et, heureux hasard, la cuisinière est originaire du Kazakhstan. J’ai pris rendez-vous. Elle nous a gentiment reçu dans sa cuisine et informé l’enfant sur la nourriture traditionnelle de son pays. Nous avons mangé et acheté quelques plats que ma petite fille a apporté en classe. À ma grande surprise, lors de la préparation de son exposé, elle a fait fi de cette expérience réelle pour ne prendre que les informations issues d’Internet, malgré les occasionnelles contradictions avec les informations de la charmante cuisinière. J’ai eu beau discuter, lui présenter la possibilité d’offrir les deux versions, rien à y faire. Hors Internet et Wikipédia, point de vérité. Je m’inquiète car il me semble qu’une telle attitude est plus commune qu’on le croit.

    Et ces élèves qui s’empressent de corriger leurs enseignants à partir des informations issues du Net, comment peuvent-ils être assurés qu’ils détiennent la vérité? Et la «Vérité» est-elle unique? Ceci est une autre question.

    Les problèmes liés à l’inévitable présence du numérique demandent de revoir tout l’édifice scolaire. Cette école établie pour des besoins centenaires ne semble pas s’adapter, malgré plusieurs appréciables efforts, aux phénoménales transformations de nos sociétés.

    L’école a besoin de plus qu’une aspirine et d’un peu de repos pour guérir ses maux. Je prescrirais un traitement choc pour sauver le patient. Et ici je suis en accord avec vous : «si l’école exerçait enfin sa raison. . .»

  2. Valérie Martin dit :

    Wikipédia n’est pas une source d’information de qualité cf.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Citez_vos_sources#Qualit.C3.A9_des_sources
    En fait Wikipédia est un super point d’entrée sur pleins de sujets, mais il ne faut surtout pas s’arrêter là et faire l’effort de remonter aux sources, sinon ça revient à ne lire que des quatrièmes de couverture et non des livres. C’est un des pièges de l’information facilement accessible en ligne, elle est parfois un peu trop prémâchée et redondante (on tend vers la junk information) et il devient rapidement très tentant de rester continuellement à la surface et ne jamais aller en profondeur (avec la dose de risque, sueur, incompréhension, confrontation que cela peut impliquer).
    Pour en revenir à l’école, les enseignants ne sont pas un seul homme, tous ne vont pas embrasser le numérique de la même façon et tous ne vivent pas l’évolution de la société de la même façon.
    Évolution de la société qui peut à juste titre faire peur avec les aspects de « flicage » permanent lié au numérique, le cartable numérique va-t-il également devenir un mouchard remontant les informations concernant son usage (ou non-usage) horodaté, ah les belles statistiques que l’on pourrait produire avec un tel informateur à domicile !

  3. Merci à vous 2 pour vos excellents commentaires qui enrichissent la réflexion. Le débat continue…

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