Éducation au numérique : les vrais dangers d’Internet

Peur

Avertissement liminaire aux lecteurs : vous avez été alertés par le discours convenu et racoleur des médias relayant sans sourciller les campagnes nauséeuses des officines spécialisées, vous êtes donc persuadés que l’Internet est peuplé de terroristes, de pédophiles, de pornographes, de communistes ou d’homosexuels bretons et qu’il convient de protéger les enfants de ces hordes sans foi ni loi par les mesures de filtrage ou de rétorsion idoines.

Vous avez sans doute raison. Mais ce billet n’est alors pas pour vous, passez votre chemin.

Non, les vrais dangers de la rencontre un peu compliquée du numérique, de l’Internet en l’occurrence, et de l’école ne sont pas là.

J’ai toujours honte pour mon école

Faut-il que ces gens-là se détestent ! Faut-il que notre ministre de l’intérieur Manuel Valls ait de mépris pour l’Internet et l’éducation pour imaginer que des gendarmes parrainés par une compagnie d’assurance opportuniste et mercantile sauraient mieux faire qu’un parent ou un professeur pour tenir la main d’un enfant, d’un élève sur les chemins parfois un peu tortueux du réseau mondial !

Je croyais cette affaire terminée, après les nombreux billets scandalisés lus à ce sujet, dont celui où je disais avoir honte pour mon école, après les réactions entendues — je n’ai pas rêvé, je vous assure — dans l’entourage proche du ministre de l’éducation qui témoignaient d’une incompréhension et d’une indignation largement partagées.

Et puis non, patatras !, aujourd’hui-même, j’apprends que notre vaillant et cyberprotecteur ministre de l’intérieur accompagné de sa cohorte de gendarmes sponsorisés allaient remettre les premiers permis Internet à des élèves d’un CM2 dans l’académie de Lille.

Si ce n’est pas une attaque en règle contre l’éducation, d’une part, contre l’image même de l’Internet d’autre part, ça, je ne m’y connais plus en matière de cyberguerre ! On en dit quoi, du côté de la rue de Grenelle ? Combien de temps va-t-on tolérer sans se fâcher cette lamentable pitrerie ?

Combien de temps encore va-t-on, sous prétexte de les protéger, s’attaquer aux jeunes, à travers leurs pratiques numériques en réseaux ?

Au diable l’internet !

Un autre danger sournois qui guette l’Internet est le mépris que lui portent généralement, d’une manière à peine voilée, les élites de ce pays, dans les entreprises parfois, dans les médias, dans les services, dans l’administration en général, dans celle de l’Éducation nationale en particulier.

On les comprend un peu, ces élites déboussolées, ainsi bousculées par ce numérique connecté sur l’Internet où les liens et les échanges sont très loin d’être verticaux d’une part et, à supposer qu’ils le soient, très loin de s’opérer de haut en bas d’autre part. Ce sont des modes de management immémoriaux qui sont ainsi mis à mal par cette horizontalité réticulaire où les médiocres ont le culot de s’exprimer et de donner leur avis.

On a bien entendu les réactions agacées de certains éminents cadres du monde de l’éducation (se reporter à mes articles précédents pour savoir de qui je parle très précisément) au cabinet du ministre même, à l’inspection générale, dans les rectorats et les directions départementales. On a entendu aussi les mandarins de la presse (là encore, vous retrouverez sans peine sur ce blogue les citations de Laurent Joffrin, Denis Olivennes, Éric Fottorino, d’autres avec eux…) s’élever contre cet Internet insupportable qui changeait tout, de la fabrication de l’information à sa diffusion, des rapports des médias avec l’actualité aux relations des journalistes avec les lecteurs, spectateurs, auditeurs…

Et puis, chacun se rappelle — il n’est pas besoin d’aller chercher bien loin dans l’actualité — les attaques indignes des hommes politiques, du président de la République à ses ministres, ou des supposés intellectuels de service contre cet Internet dérégulé et anarchique où la parole est parfois anonyme, ce qui ouvre la porte au déchaînement des élites, et où l’expression libre de l’internaute de base peut parfois, quelle outrecuidance !, trouver du poids, de l’influence et du pouvoir.

Et que dire des attaques des services de sécurité contre les libertés fondamentales des citoyens, des marchands contre les données personnelles des internautes, des ayants droit contre une certaine vision moderne et ouverte du partage des biens culturels ?

« C’est un problème générationnel violent. La philosophie de certains nouveaux comportements, comme le partage de l’information ou l’échange, est pour eux contre-intuitive »

Ce propos de la directrice d’Ipsos, Dominique Lévy-Saragossi, est rapporté dans ce billet de Laure Belot dans Le Monde, qui cite aussi, à propos de ce sujet du rapport de l’Internet et des élites, Antonin Léonard, cofondateur de la communauté OuiShare :

« Issus de tous bords, les citoyens s’emparent d’Internet pour agir différemment et réinventent la société à leur échelle. Sans même le chercher, ils questionnent l’organisation pyramidale gouvernée par les “sachants” »

Ainsi nos élites, élues ou nommées, auto-désignées parfois, sont à des années-lumière de l’évolution des pratiques et des relations sociales. L’inénarrable Hadopi vient, par exemple, de dépenser récemment 37 000 euros d’argent public pour savoir pourquoi les internautes partagent !

S’il fallait encore se convaincre de la méfiance parfois démesurée de certaines élites à l’égard de l’Internet, on lira avec profit cet article du Monde informatique qui raconte que les banquiers veulent interdire à leurs employés d’utiliser les messageries instantanées ou cet autre, sur Le Journal du Geek, qui explique les curieuses motivations des organisateurs russes des prochains Jeux de Sotchi pour interdire aux journalistes d’utiliser leur smartphone ou leur tablette pour filmer !

Accéder à Internet sans Internet

C’est le pari que doivent, jour après jour, réussir les citoyens de ce pays pour jouir des services en ligne. Internet n’arrive tout bonnement pas chez eux, ou alors à si petite vitesse que l’usage des services publics et l’accès à la connaissance ou à la consommation, pour n’évoquer que ces domaines, leurs sont trop difficiles ou interdits. Rue89 raconte comment les habitants d’un village du Limousin, pourtant pas très jeunes et peu enclins au téléchargement intensif ou aux lectures de vidéos de chats sur YouTube, ont décidé de cesser de payer leurs impôts, Internet sur l’ADSL n’arrivant chez eux que de manière très poussive. Ils réclament avec force leur droit fondamental à l’accès à l’internet, droit que le Conseil constitutionnel a rappelé récemment, même s’il n’est malheureusement pas encore opposable.

Il en va de même dans les établissements scolaires de ce pays qui sont généralement très mal connectés. De fait, la situation est très inégale, d’un collège à l’autre, d’un département à l’autre, d’une région à l’autre. Curieusement, les collectivités territoriales, qui sont en charge de l’équipement des écoles, collèges ou lycées, sont d’autant plus volontaristes sur le sujet que leur territoire est rural ou enclavé. Une certaine manière sans doute de réduire la fracture numérique…

Mais il persiste des coins de France où la connectivité des établissements scolaires est faible, voire très faible. Ainsi, en Île-de-France, par exemple, nombreux sont encore les gros lycées de plus de mille élèves à ne disposer encore que d’une unique connexion à l’ADSL du même type que celle de n’importe quel ménage ! Oh, les choses changent, mais si lentement !

Bien entendu, les écoles du premier degré sont les lieux de scolarité les plus mal équipés et aussi les plus mal connectés et la situation n’est parfois pas très brillante. Il est alors compliqué voire impossible pour les maîtres d’utiliser l’Internet ou, tout simplement, de vérifier l’acquisition de la compétence quatre du socle commun relative à la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication.

La gageure est alors de réussir à accéder à Internet sans disposer, de manière officielle s’entend, d’une connexion haut débit. Ainsi, parfois, dans certains collèges ou lycées, on ajoute çà ou là une ou plusieurs autres lignes, parfois de manière sauvage et dérégulée, dans tel ou tel bâtiment éloigné, pour servir aux besoins des salles ou des laboratoires de telle ou telle discipline !

Parfois même, aussi incroyable que cela puisse être — on me l’a raconté —, on préfère accéder parfois en classe à Internet en partageant la connexion en 3G d’un smartphone ! Comme en Afrique, dans certains pays qui ne disposent pas d’une infrastructure en téléphonie fixe !

Il va de soi que les élèves, notamment les plus grands d’entre eux, ont compris depuis longtemps qu’il ne fallait pas attendre quoi que ce soit à ce sujet des établissements scolaires, collèges ou lycées. D’abord parce qu’on leur interdit d’utiliser ou même de brancher leurs tablettes ou ordinateurs quand ils en possèdent et parce que l’usage de leurs smartphones, ces terminaux d’accès au monde (leurs relations sociales, la connaissance), leur est interdit, ensuite parce que les réseaux sont fortement et stupidement filtrés et censurés, enfin parce que les débits sont trop faibles. Les élèves ne se privent généralement pas d’accéder à Internet et notamment aux réseaux sociaux via leurs smartphones (aujourd’hui, plus de la moitié des téléphones des ados de quinze ans accèdent aux données de l’Internet) en toutes circonstances, y compris en classe et même lorsque c’est interdit.

Et surtout parce que c’est interdit !

D’autant que c’est plus rapide.

Vous pouvez vérifier sur Wikipedia si vous voulez !

Voilà une phrase qui ne doit pas être souvent prononcée en classe ou même dans un 3C (centre de connaissances et de culture, ex-CDI).

Les raisons en sont nombreuses. Bien entendu, les maîtres n’ont pas pris l’habitude d’être contestés en quoi que ce soit dans leur enseignement. Oh, il y avait toujours jadis un élève pour lever le doigt et dire timidement « Je crois que vous vous trompez, monsieur, j’avais lu que Condorcet était bien mort en 93… » mais la remise en cause, si justifiée soit-elle, était rare et risquée ! Elle est maintenant permanente sur les bancs des universités où les étudiants ne cessent de critiquer et contester le discours professoral, surtout lorsqu’il n’est qu’encyclopédique, elle devient maintenant assez fréquente en lycée et même en collège. Ça reste toujours très risqué car l’élève doit alors expliquer comment il connaît précisément telle ou telle notion qui devrait lui rester inaccessible. Il n’est alors jamais facile d’avouer qu’on a, sous la table, de manière furtive et évidemment transgressive, consulté Wikipédia.

La deuxième raison qui explique qu’on n’entend pas souvent la consigne supra, c’est que les enseignants se méfient encore beaucoup de cette encyclopédie collaborative où on ne sait pas trop qui a écrit on ne sait pas trop quoi ! Non, il vaut bien mieux se fier aux encyclopédies des éditeurs encartés et certifiés comme… Microsoft. Sérieusement, je ne caricature qu’à peine. Il est d’ailleurs de bon ton dans les salles de profs de railler les erreurs trouvées dans Wikipédia. Parfois même la méfiance et la médisance viennent des professeurs documentalistes eux-mêmes (elles-mêmes) qui, sous le manteau car la chose n’est pas convenable, en disent le plus grand mal. Il ne viendrait à l’idée d’aucun de ces éminents critiques de corriger soi-même les erreurs lues. Et puis, il y a aussi ces imbéciles qui s’amusent à « pourrir » le web en abusant du droit qui leur est donné de modifier et d’enrichir…

C’est d’autant plus stupide pour plusieurs raisons. D’abord parce que, de plus en plus, les scientifiques, les chercheurs, les universitaires et experts de tous horizons ont appris à contribuer et enrichir Wikipédia et ont compris quel bénéfice ils pouvaient tirer de leur participation personnelle à ce travail de co-construction Ensuite parce que l’intérêt pédagogique d’une bonne éducation aux médias et à l’information n’est pas de copier-coller sauvagement ce qu’on peut lire dans telle ou telle encyclopédie, qu’elle soit matérialisée ou pas, mais de croiser ses sources, de vérifier et de tenter méthodiquement de valider l’information qui est disponible. Enfin, parce que la posture d’utilisateur consommateur de Wikipédia n’est pas la bonne : il convient, a contrario, de se muer — et c’est une démarche pédagogique autrement plus riche — en acteur, en producteur, en contributeur.

Ce n’est pas la première fois que je réagis pour dénoncer cette posture d’utilisateur, posture qu’on assigne souvent en formation aux maîtres qui finissent par l’enseigner sans trop y penser à leurs élèves. À trop s’attarder sur les usages — ce mot a été promu quand les collectivités territoriales ont souhaité, de manière tout à fait légitime, mesurer qui faisait quoi avec le matériel qu’elles mettaient à disposition des enseignements, une manière pour elle plutôt intelligente de ne pas gâcher l’argent public —  on finit pas ne parler que de ça, en confondant ces usages avec les pratiques professionnelles (drôle de glissement sémantique !) et surtout en assignant à ceux qui mettent en œuvre les outils une posture très passive d’usager et de consommateur.

C’est un danger de plus pour Internet que l’on se borne, à l’école, à enseigner cette posture en oubliant les principes éducatifs qui consistent, dans la vraie vie, à faire des élèves de jeunes citoyens autonomes et responsables, certes, mais surtout actifs et engagés.

Les référentiels proposés pour le B2i et le C2i, s’ils ne se restreignent pas à décrire les compétences nécessaires à l’internaute en position d’utilisateur, ne portent pas assez, à mon avis, la réflexion sur les formations nécessaires à mettre en œuvre dans le sens de cet engagement productif et proactif.

« Nous avons besoin d’un Web qui reste entre les mains des citoyens » disait Bernard Benhamou, délégué aux usages d’Internet au ministère de l’Economie numérique, en août dernier dans Libération.

D’une manière générale, la société a surtout besoin d’un Internet neutre et ouvert qui ne fasse pas l’objet de critiques injustifiées, sur lequel de jeunes citoyens pourraient porter un regard innovant, engagé et résolu, pour faire progresser et croître la connaissance et l’économie.

Les vrais dangers pour l’Internet seraient de ne pas y croire.

Michel Guillou @michelguillou

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Crédit photo : Maëka via photopin cc

 

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